Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
08/08/2023

Israël en séries : miroir d'une société fracturée ?

Israël en séries : miroir d'une société fracturée ?
 Margaux Baralon
Auteur
Journaliste indépendante

Après un détour par la Corée du Sud la semaine dernière, notre série estivale Le monde au miroir des séries nous emmène aujourd’hui en Israël. En une quinzaine d’années à peine, le pays s’est imposé comme une terre de création et d’audace, dont les productions sont copiées dans le monde entier. Le miroir qu’elles tendent permet d’appréhender les sujets géopolitiques et sécuritaires, mais aussi les tiraillements identitaires et les contradictions de la société israélienne, ses espoirs et ses évolutions. Nous plongeons dans leur univers avec la journaliste Margaux Baralon. 

Retrouvez ici l'ensemble des articles du Monde au miroir des séries.

Elles s’appellent Hatufim, Fauda, Téhéran ou BeTipul. Elles ont parfois été adaptées pour devenir les célébrissimes Homeland ou In Treatment et En Thérapie. Les séries israéliennes sont aujourd’hui si nombreuses et variées que non seulement elles s’exportent sur les plateformes les plus populaires et mondialisées (Fauda est sur Netflix, Téhéran sur AppleTV+), mais elles inspirent aussi les créateurs du monde entier, avec de multiples remakes. Au total, un quart d’entre elles voyagent, que ce soit via l’export ou l’adaptation. Et depuis l’immense succès de BeTipul, sortie en 2005, Israël s’est hissé dans le top 10 des pays qui vendent le plus de séries à l’étranger.

Israël s’est hissé dans le top 10 des pays qui vendent le plus de séries à l’étranger.

Qu’un État de moins de moins de 10 millions d’habitants soit aussi prolixe pourrait être une surprise. D’autant que la télévision n’a véritablement passé la porte des foyers israéliens que dans les années 1990, et que les budgets alloués encore aujourd’hui aux productions sont en moyenne moitié moins élevés qu’en Europe et aux États-Unis (l’écart est parfois même bien plus impressionnant : le seul pilote de Homeland, adaptation américaine de Hatufim, a coûté autant que les deux premières saisons de la série israélienne originelle).

Mais à l’heure où les séries sont, comme tant d’autres œuvres culturelles, un miroir tendu au monde, la richesse et la complexité de la société israélienne expliquent et transparaissent dans le bouillonnement créatif de son petit écran. Quitte, d’ailleurs, à ce que le reflet renvoyé ne fasse pas plaisir à tout le monde.

Des séries nourries par la géopolitique complexe de la région

Sans surprise, les séries israéliennes puisent dans la situation géopolitique du pays une inspiration inépuisable. Le conflit israélo-palestinien, mais aussi les tensions entre Israël et ses voisins arabes, sont des motifs récurrents. La série Fauda, carton international dont le titre signifie "chaos" en arabe, raconte, depuis sa première diffusion en 2015, les opérations d’une unité d’élite de l’armée israélienne. 

Le conflit israélo-palestinien, mais aussi les tensions entre Israël et ses voisins arabes, sont des motifs récurrents.

Ses membres, parfaitement arabophones, ont été entraînés pour s’infiltrer parmi les populations musulmanes, notamment dans la bande de Gaza. Ils y traquent sans relâche les terroristes du Hamas ou de l’État islamique, selon les saisons. Ces forces spéciales, les mista’arvim, existent bien. Lior Raz et Avi Issacharoff, les deux créateurs de Fauda, en ont d’ailleurs fait partie, et leurs expériences personnelles ont nourri la série.

Tournée en arabe et en hébreu, Fauda se veut une plongée ultra-réaliste dans le quotidien des deux côtés des checkpoints. Si les soldats israéliens sont bien sûr au cœur du récit, qui s’intéresse autant à leur vie privée qu’à leur travail, à leur mission qu’à leurs sentiments, la série a été saluée pour sa capacité à montrer aussi le quotidien palestinien. 

La série a été saluée pour sa capacité à montrer aussi le quotidien palestinien.

Le deuil des familles des terroristes (et des victimes collatérales), l’enfer des contrôles permanents, la surveillance généralisée de la population palestinienne, occupent une large place dans cette fiction. À sa manière, Fauda raconte ce qu’implique l’occupation d’un territoire et jette une lumière crue sur l’humiliation des uns et la culpabilité des autres.

La série colle souvent à l’actualité : sa quatrième saison, sortie en 2022 en Israël et l’année suivante en Europe, se déroule en partie en Belgique et montre des forces israéliennes qui collaborent avec les autorités européennes pour arrêter les terroristes islamistes. Cela n’empêche pas la série d’être critiquée notamment en Cisjordanie, où l’on y voit une grosse production imposant une vision israélienne du conflit, alors que les Palestiniens n’ont pas les moyens de développer des fictions qui leur permettraient d’offrir un point de vue alternatif. La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), qui promeut le boycott d’Israël, a d’ailleurs appelé à ne pas la regarder. 

Téhéran (diffusé depuis 2020) ou False Flag (depuis 2015) sont d’autres bons exemples de ce que les séries israéliennes racontent de l’instabilité géopolitique de la région. La seconde imagine l’enlèvement du ministre de la Défense iranien par le Mossad. Dans la première, il est encore question d’infiltration. Celle, cette fois-ci, de Tamar Rabinyan, une agente du Mossad née en Iran qui retourne dans son pays natal pour l’empêcher de se procurer la bombe atomique. Déjà scénariste de Fauda, le journaliste Moshe Zonder a créé une série pleine d’action et de rebondissements, qui explore aussi en filigrane les déchirements identitaires des israéliens d’origine perse.

Arab Labor et Our Boys cartographient les lignes de fracture

La diversité de la société israélienne s’exprime aussi par le biais de la fiction. En 2007, la série Arab Labor a marqué un tournant dans la production télévisuelle israélienne, en prenant pour personnage principal un journaliste arabe israélien, Amjad. Celui-ci est constamment confronté aux discriminations, en dépit de ses incommensurables efforts pour passer pour Juif. Par le biais de l’humour, le showrunner Sayed Kashua est parvenu à retranscrire les difficultés quotidiennes des arabes israéliens pour se faire une place. Et en dépit du miroir peu reluisant que cette série pouvait tendre à une société israélienne raciste et intolérante, Arab Labor a remporté deux années de suite le prix de la meilleure comédie attribué par l’Israeli Television Academy.

Peu à peu, les séries israéliennes ont su cartographier les lignes de fracture d’un État complexe. Sortie en 2019, Our Boys s’inspire d’un drame intervenu cinq ans plus tôt. À l’été 2014, le Hamas avait kidnappé et tué trois jeunes israéliens. En représailles, un arabe palestinien de 16 ans a été enlevé quelques jours plus tard, puis brûlé vif par des juifs orthodoxes.

Les séries israéliennes ont su cartographier les lignes de fracture d’un État complexe. 

La série évacue très rapidement le triple meurtre pour se concentrer, dès le milieu du deuxième épisode, sur le personnage de Mohammed, la victime palestinienne, et l’enquête autour de son assassinat.

Mêlant parfois des images d’archives à la fiction, Our Boys dissèque la spirale de violence dans laquelle s’engouffrent les populations israéliennes et palestiniennes. La série montre deux camps qui ne se parlent littéralement plus (une grande partie de la tension du premier épisode naît du danger d’utiliser la langue arabe dans les territoires hébreux) mais se reconnaissent comme étrangers au premier coup d’œil (l’enquêteur explique longuement à ses supérieurs que les ravisseurs de Mohammed sont juifs et qu’il a pu le déterminer simplement à leur démarche sur des vidéos de caméra de surveillance). La seule chose qu’Israéliens et Palestiniens semblent partager, c’est cette violence permanente qui menace d’exploser à tout moment.

Contrairement à Arab Labor, Our Boys a provoqué un immense scandale en Israël. Alors que le titre de la série fait allusion à l’expression consacrée des autorités israéliennes pour parler de "leurs" ressortissants enlevés ou tués, le changement de point de vue, focalisé sur le meurtre du jeune palestinien, a dérouté, quand ce n’est pas ulcéré les spectateurs. À l’époque, le Premier ministre Benyamin Netanyahou avait même appelé à boycotter cette "télévision de gauche, gauchiste, militante, menteuse, soviétique, bolchévique". Ce faisant, il a parfaitement illustré ce que pointe la série à plusieurs reprises, lorsque tout le monde, commissaires de police compris, refuse d’accepter que les suspects soient juifs : la difficulté, pour la population israélienne, à accepter que la haine puisse aussi venir de chez elle.

Déconstruire les clichés et les mythes avec Les Shtisel et Hatufim

Mais les séries israéliennes ne s’intéressent pas qu’aux tensions géopolitiques et inter-communautaires. Les fractures sont aussi intimes et intérieures. Très populaire en Israël et dans le reste du monde grâce à Netflix, Les Shtisel, une famille à Jérusalem (2013-2021), est une magnifique fresque familiale chez les ultra-orthodoxes. 

Les fractures sont aussi intimes et intérieures.

La série n’a pas seulement permis de brosser le portrait de religieux en marge du reste du monde (y compris dans leur propre pays) mais aussi d’illustrer leurs fracas intérieurs. Akiva, l’un des deux personnages principaux, rêve d’être peintre, ce qui est très mal perçu dans sa communauté.

Son frère, Nuchem, écoute Tchaikovsky, ce qui n’est pas vraiment toléré non plus. Même la grand-mère en Ehpad réclame dans sa chambre une télévision, pourtant rigoureusement interdite chez les ultra-orthodoxes. Les Shtisel, en croisade contre les clichés et le manichéisme, met en lumière les atermoiements intérieurs et les quêtes existentielles finalement très universelles de ces croyants.

Des quêtes existentielles, il y en a également dans Hatufim (2010-2012), qui a ensuite donné Homeland en version américaine. L’histoire est celle du retour de deux soldats israéliens après dix-sept années de captivité au Liban et en Syrie. Là où Homeland est devenue une série d’espionnage pur jus, Hatufim est un drame qui explore les ressorts du traumatisme. Les revenants ne parviennent plus à trouver leur place dans la société et leur famille. La série les montre amaigris, incapables de refaire l’amour à leur épouse, préférant dormir par terre plutôt que dans leur lit.

Ce faisant, Hatufim raconte un autre aspect de la société israélienne : le culte de la virilité triomphante. Celui-ci s’inscrit dans l’histoire particulière du sionisme qui, dès le XIXème siècle, a développé l’utopie d’un "nouveau Juif". Ce mythe, élaboré en contrepied notamment de l’antisémitisme ambiant de l’époque, célèbre des hommes forts, musclés, dignes et fiers, aptes à fonder le nouvel État juif. En choisissant de montrer des soldats, c’est-à-dire des hommes qui ont été le symbole de la masculinité protectrice et conquérante, en position de complète vulnérabilité, Hatufim déconstruit peu à peu le mythe pour laisser apparaître ses failles. Même chose dans l’excellente série policière Manayek, diffusée en France par Arte, qui met en scène un policier fatigué, légèrement dépressif, au couple vacillant et à la démarche lourde.

Une start-up nation accro à la télé

Les séries israéliennes montrent enfin une société tournée vers les nouvelles technologies. Cette "start-up nation" épuise d’ailleurs le héros de la comédie Nehama, commercial en informatique, qui décide de tout plaquer pour suivre son rêve et devenir humoriste, juste avant que sa femme meure tragiquement et le laisse seul avec cinq enfants. Épuisante, également, est l’addiction à la télévision. Dans Our Boys, le poste est constamment allumé, que ce soit dans le commissariat où se déroule une grosse partie de l’action, dans les restaurants ou dans les foyers. La série d’espionnage False Flag s’ouvre, dans sa toute première scène, avec l’édition spéciale d’une chaîne d’information en continu. Partout, tout le temps, l’avancée des événements est cathodique.

Mais les séries locales racontent presque autant de la société dont elles sont issues dans leurs scénarios que dans la façon dont elles sont écrites et produites. Israël et son histoire transparaissent dans le destin des showrunners, anciens soldats (Lior Raz et Avi Issacharoff, créateurs de Fauda) ou journalistes (Moshe Zonder, à l’origine de Téhéran, mais aussi Amit Cohen, à qui l’on doit False Flag), souvent eux-mêmes marqués par la violence (Hagai Levi, le père d’Our Boys, a perdu son frère dans une bataille armée) et les fractures inter-communautaires (Sayed Kashua, créateur arabe israélien d’Arab Labor, a fini par s’installer aux États-Unis, expliquant qu’il ne pouvait plus les supporter).

C’est peut-être parce qu’ils ont grandi dans une société juive, avec une grande culture de la transmission des histoires, que les auteurs et réalisateurs se sont emparés avec une telle force du format sériel. C’est sûrement aussi parce qu’ils ont grandi sans télévision qu’ils se sont montrés si originaux dans leurs choix, de sujets comme de dispositifs. La "start-up nation" est celle de créateurs qui se jouent des contraintes budgétaires en ayant des idées. BeTipul, qui reste aujourd’hui la série israélienne la plus adaptée dans le monde, avec une vingtaine de versions, dont la française En Thérapie, n’aurait sûrement pas vu le jour dans une industrie plus développée, avec des budgets plus conséquents. C’est parce qu’il manquait de financement qu’Hagai Levi a imaginé des épisodes tournés intégralement en huis-clos dans le cabinet d’un psychiatre.

Offrant des récits plus nuancés que certains discours politiques, les séries israéliennes se sont attachées à l’exploration minutieuse de leur société d’origine. Elles en sont le miroir dans ce qu’elles racontent et dans leur constitution même. 

"Il y a là trop d’Histoire pour pas assez de géographie"

Dans son autobiographie Une vie, parue en 2007, Simone Veil écrivait à propos du conflit israélo-palestinien que "l’exigüité de l’espace ne facilite pas les compromis territoriaux ; il y a là trop d’Histoire pour pas assez de géographie". Il fallait bien un format sériel, sur la longueur, pour que cette Histoire puisse se déployer pleinement.

 

 

Copyright : Tender Productions

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne