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23/08/2023

Extrapolations : quand l'éco-anxiété de notre époque rencontre Black Mirror

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Extrapolations : quand l'éco-anxiété de notre époque rencontre Black Mirror
 Thomas Maddock
Auteur
Chargé d'études - Programme Asie
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement

Miroirs tendus sur notre monde présent, les séries esquissent tout autant de promesses futures. Fiction dystopique, Extrapolations est aussi emblématique des productions "lanceuses d'alerte" qui émergent à l'heure de l'urgence climatique. Que racontent-elles de nos rapports à l'avenir ? Et si ces séries ambitionnent de nous ouvrir les yeux, est-ce aussi au risque de nous paralyser ? Autant de questions soulevées par Thomas Maddock, Assistant chargé d'études et Joseph Dellatte, Resident Fellow Climat, Énergie et Environnement à l'Institut Montaigne pour ce nouveau volet du Monde au Miroir des séries.

Retrouvez ici l'ensemble des analyses du Monde au miroir des séries

Avec son casting à faire pâlir les plus belles nuits des Oscars - Meryl Streep, Marion Cotillard, Sienna Miller, Daveed Diggs et bien d’autres - Extrapolations, une des séries phares de la plateforme Apple TV, dépeint un futur dans lequel le changement climatique est devenu totalement hors de contrôle. Un monde marqué par un capitalisme tout puissant et débridé. Un monde dans lequel ni les prouesses les plus folles, ni les technologies les plus avancées ne parviennent à résoudre le principal problème du temps : l'inexorable réchauffement planétaire. 

Satyre pessimiste, certains diront alarmiste, cette série d'anthologie - adoptant une structure narrative répétitive entre les épisodes mais n’ayant pas de personnages récurrents - s'inscrit dans la tradition du cinéma climatique "lanceur d'alerte". Après Une vérité qui dérange, Years of living dangerously, et surtout Don’t look up, Extrapolations est aussi l’une des descendantes, dans son style, de la mère de toutes les séries dystopiques contemporaines : Black Mirror

Une dystopie climatique

À travers huit épisodes d'une structure remplie d’imagerie provocante, Extrapolations, comme son nom l'indique, extrapole sur la progression de notre monde de 2037 à 2070. Elle met en scène, par le biais de la fiction, des évènements marquants, au caractère plus ou moins réaliste : un manifestant qui s'immole lors de la COP42 en 2037 pour dénoncer l'inaction ; une femme enceinte fuyant un incendie de forêt ; une future présidente des États-Unis qui négocie avec une puissante écoterroriste. 

Cette série dépeint un monde où les objectifs de l'Accord de Paris ne sont plus qu'un vague souvenir nostalgique.

Cette série, réalisée et pensée par Scott Z. Burns (le producteur d'Une vérité qui dérange), dépeint un monde où les objectifs de l'Accord de Paris signé en 2015 ne sont plus qu'un vague souvenir nostalgique. Dès le premier épisode, alors que certains pays continuent à se battre pour atteindre l’objectif de 2°C fixé en 2015 (les 1,5°C sont oubliés depuis bien longtemps), d’autres luttent pour l’accès à l’eau potable.

Nombreux sont ceux qui cherchent un refuge, mais les priorités divergentes des pays empêchent la poursuite d'une approche commune et certains se demandent même s'il existe un refuge sûr sur la planète. Empreinte dès le départ d'une coloration pessimiste, Extrapolations invite le spectateur à s'interroger sur notre situation contemporaine de sclérose de l’action à grande échelle contre les changements climatiques. 

Dans le monde dépeint par Extrapolations, toute question géopolitique devient subordonnée à la crise climatique et aux calculs des entreprises, qui cherchent le profit à tout prix. Le conflit israélo-palestinien est considéré comme réglé avant même le début de la série. L’affrontement entre les grandes puissances, les États-Unis et la Chine, n'est mentionné que dans le contexte d’un concours entre des entreprises au Groenland. La présidente des États-Unis se présente comme une figure diminuée, avec des pouvoirs limités pour répondre aux crises en cours, moins influente que les milliardaires et autres magnats de la tech. Même le Brexit semble annulé : la mégastar britannique Nicholas Bilton, interprété par Kit Harington, parle en Euros et non en Livres Sterling… 

Un capitalisme sans règle au banc des accusés

La cupidité des entreprises est identifiée comme la cause fondamentale de l’incapacité qu’a le monde à résoudre la crise climatique. Pendant son discours à la COP42, Bilton - un milliardaire toutologue aux allures Elon Musk-iennes - qui possède une entreprise d’intelligence artificielle holistique d’envergure mondiale qui mine le fond des océans, affirme sa foi en un capitalisme renouvelé qui trouvera enfin une solution à la crise. Une autre entreprise, Ménagerie 2100, qui a développé une intelligence artificielle futuriste permettant de parler aux animaux, cherche à créer la bibliothèque du code génétique d’une faune mondiale en train de s’éteindre, en visant des futurs profits mirobolants une fois la crise résolue, comme une sorte d’arche de Noé gérée par Amazon. Tout au long de la saison, ce message de culpabilité des entreprises devient de plus en plus explicite au détriment, malheureusement, de toute subtilité.

Extrapolations donne aussi une dimension philosophico-spirituelle à ses protagonistes, en adoptant un répertoire assez proche de l’eschatologie : Que feriez-vous si venait la fin des temps, même au ralenti ?

Que feriez-vous si venait la fin des temps, même au ralenti ? ​​​​​​

En Floride, un rabbin interprété par Daveed Diggs essaie de restaurer la foi d’une adolescente effrayée par une ville de Miami qui ne sait pas s’adapter aux changements soudains du niveau de la mer. En Equateur, on suit les tribulations psychologiques d’une mère et de son enfant qui souffre d’une affection chronique touchant son cœur, générée par la nouvelle donne climatique, l'empêchant de sortir au soleil. On suit enfin une famille qui se déchire à cause des décisions gouvernementales sur le climat… Toute ressemblance avec nos éco-anxiétés contemporaines n’étant pas fortuite. 

Extrapolations pêche parfois dans la cohérence entre les solutions et les problèmes à la crise, qui sont exprimés lors d’un épisode et presque oubliés l’épisode d’après. L’apparition ponctuelle de la plupart des personnages, qui n’interviennent que dans un ou deux épisodes, empêche le développement des caractères et limite l'adhésion du spectateur. Un risque induit par la reprise des codes de Black Mirror

La série construit des relations de cause à effet, parfois complexes, dans sa narration. Néanmoins, la reprise d'une même structure narrative entre ces différents épisodes, empêche occasionnellement le développement de certaines idées pourtant cruciales: singulièrement celles autour de l’inefficacité des politiques climatiques ! 

La trame de l’histoire transmet bien l’angoisse croissante des personnages qui, de génération en génération, vivent dans un monde de plus en plus hostile. Malgré son importance actuelle dans les débats sur la politique climatique, on peut regretter la légèreté qu’occupe l’activisme politique dans la série, ce qui transmet un sentiment d'inexorabilité regrettable pour une série "lanceuse d'alerte". La série n’aborde aussi que très partiellement le rôle joué par la politique énergétique dans la crise climatique. 

Comment extrapoler un monde au-delà des +2 degrés ?

Un épisode seulement - on le regrette - se place du point de vue des pays du Sud.

Un épisode seulement - on le regrette - se place du point de vue des pays du Sud, en montrant les conséquences désastreuses du réchauffement en Inde, une région connue de nos jours comme une des plus exposées aux changements climatiques.

Les scénaristes imaginent ce que pourrait être l’Inde au delà des +2 degrés de réchauffement : des couvre-feux pour cause de rapport humidité/chaleur trop intense pour la vie humaine; des sac-de-couchages réfrigérés protégeant des rayonnement solaires, des masques à oxygène pour se protéger d’une omniprésente pollution de l’air. Une tentative d’extrapoler des images de ces régions de la terre qui pourraient être rendues pratiquement inhabitables si le réchauffement n’est pas contrôlé.

On peut aussi déplorer la faiblesse de la diversité des voix représentées par la série. Les flux migratoires des réfugiés climatiques - un des aspects potentiellement les plus déstabilisant pour les sociétés futures si le monde n’arrive pas à résoudre le réchauffement - sont mentionnés, mais jamais représentés. La série consacre plus de temps à l'exploration de la perception occidentale de la crise, dont les habitants sont dépeints comme affectés plus indirectement par les conséquences du réchauffement. Le 7ème épisode en est la parfaite illustration, à travers un dîner de mariage inconfortable vécu par les personnages interprétés par Marion Cotillard et Forest Whitaker. 

Tenter de réveiller les consciences

Au bout de l’expérience, quel message Extrapolations essaye de transmettre ? Avec les allégories fortes et provocantes qu’elle mobilise, la série veut faire l’effet d’un électrochoc, face à l’inaction présumée de son spectateur. Le discours donné par le rabbin dans le premier épisode résume probablement la substance du message, celui de notre temps ou presque, lorsqu'il y a encore de l'espoir : "Nous devons prendre parti. La neutralité aide l'oppresseur, jamais la victime".

Néanmoins, si c'est bien le message de départ, il est remis en cause par le dernier épisode, comme une sorte d'avertissement lancé par un personnage : "Le problème n'a jamais été la technologie. Le problème, c’est nous".

"Le problème n'a jamais été la technologie. Le problème, c’est nous".

La série décide ainsi de mettre l'accent sur la façon dont certaines entreprises, devenues tentaculaires et incontrôlables, pourraient exploiter les nécessités fondamentales des êtres-humains, comme l'intimité, la mémoire, voire même l'oxygène et l'eau, pour leurs profits. En dessinant un tel monde, Extrapolations ne transmet donc pas un message de culpabilité global de tous les êtres-humains… Les scénaristes préfèrent plutôt pointer la cupidité des grandes entreprises si elles sont laissées sans règles.

Extrapolations suscite donc un sentiment de désespoir et de peur de l'avenir. Elle est bien, en cela, la série de l'éco-anxiété. Elle identifie efficacement certains des problèmes auxquels nous sommes confrontés, et décrit comment l'avidité, mise au cœur de notre système économique, peut enflammer ces défis. On regrettera que la série ne propose pas de solutions aux problèmes qu'elle identifie. La plupart des fins heureuses et des messages optimistes des premiers épisodes sont contredits plus tard... En celà, son visionnage relève moins du divertissement optimiste que de l’avertissement. Cela nous interroge, plus largement, sur le poids de la fiction, sa capacité à faire évoluer nos imaginaires et nos comportements. De quoi le spectateur a-t-il réellement besoin pour prendre la mesure des défis et penser aux solutions qu’ils appellent ? La série ne répond que très partiellement à cette question. 

 

Copyright Image : Apple TV+

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