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07/05/2024

Souveraineté nationale, conscience européenne : le faux dilemme français

Souveraineté nationale, conscience européenne : le faux dilemme français
 Georgina Wright
Auteur
Directrice adjointe des Études Internationales et Expert Résident

La France est l’une des figures de proue de l’Union européenne, mais ses citoyens l’ignorent et déplorent à la fois l'emprise supposée de Bruxelles et la perte d’influence de Paris. Comment sortir de ce faux conflit de loyauté entre adhésion à l’Europe et attachement à la souveraineté nationale ? Dans un article publié dans Le Monde, partenaire  de l’enquête électorale conduite avec IPSOS, Georgina Wright souligne le poids de la France dans l’agenda européen et rappelle combien, avant le scrutin du 9 juin, l’enjeu pédagogique est un impératif démocratique.

Perte de souveraineté, perte d’influence : à en croire les débats politiques nationaux, il faudrait déplorer à la fois le déclin du poids de la France au sein de l’Union européenne (UE) et la mainmise de Bruxelles sur la politique menée par Paris. Le leadership économique de l’Allemagne, l’usage prédominant de l’anglais à Bruxelles, ou encore le basculement du centre de gravité à l’Est suite à l’invasion russe de l’Ukraine, relégueraient la France au second plan. Cette "petite voix" pessimiste est non seulement délétère, alors que l’élection des députés européens, le 9 juin, fait craindre un taux d’abstention élevé, mais surtout erronée, puisque l’UE semble plus que jamais naviguer sous pavillon français. Comment comprendre un tel décalage de perception et remédier à une méconnaissance préjudiciable de l’influence réelle de la France au sein de l’UE ?

La France, une des figures de proue de l’UE

Dans les faits, des priorités longtemps défendues par la France, comme la politique industrielle et la défense européenne communes, sont désormais au cœur de l’agenda européen. Deux raisons l’expliquent. D’abord, la succession de crises récentes a révélé l’importance, pour la résilience de l’Europe, des sujets que Paris avait voulu rendre prioritaires, comme la guerre en Ukraine, qui a accéléré la discussion sur la défense européenne, ou encore la rivalité sino-américaine, qui menace la compétitivité européenne et force à repenser le modèle économique du marché européen.

Des priorités longtemps défendues par la France, comme la politique industrielle et la défense européenne communes, sont désormais au cœur de l’agenda européen.

De plus, le gouvernement français s’est activement engagé ces dernières années pour défendre son agenda auprès des 27 États membres de l’UE, du Parlement européen et de la Commission. La France a renforcé ses relations bilatérales avec les pays européens, comme en témoignent le traité du Quirinal (2021) signé avec l’Italie, la déclaration commune franco-néerlandaise (2021) et la visite des dirigeants des pays baltes à Paris (2023).

D’anciens formats, tels que le triangle de Weimar, avec l’Allemagne et la Pologne, ont été également redynamisés.

Un complexe d'infériorité si français ?

Et pourtant les Français sont seulement 46,2 % à estimer que la France exerce une influence en Europe, selon la quatrième vague de l’enquête électorale réalisée par Ipsos, en partenariat avec le Cevipof, l’Institut Montaigne, la Fondation Jean Jaurèset Le Monde. Ce chiffre grimpe à 68,6 % chez les agriculteurs (l’engagement du gouvernement dans la révision de la politique agricole commune y a sa part), suivi de 57,1 % chez les cadres supérieurs, mais chute à 38,5 % auprès des retraités et des employés. Les électeurs d’Emmanuel Macron en 2022, ainsi que les moins de 35 ans, sont plus nombreux à penser que la France pèse dans la prise des décisions européennes : 65,2 % et 46,7 % respectivement. A l’inverse, seuls 28,4 % des électeurs de Marine Le Pen et 19,8 % de ceux d’Eric Zemmour pensent que la France a de l’influence au sein de l’UE, ce qui s’explique en partie par une vision de la souveraineté stricto sensu nationale que défendent ces deux partis.

Immigration, écologie : à sujets nationaux clivants, défiance européenne accrue

Pour expliquer ce décalage de perception, il convient de mettre en regard les enjeux que les Français considèrent comme prioritaires pour l’UE et les clivages partisans qui ont cours dans l’Hexagone. Ainsi, l’immigration, que 41,7 % des électeurs français considèrent comme une priorité pour l’UE, est l’un des sujets sur lesquels ils estiment que la voix du gouvernement a du mal à être entendue : parmi les répondants qui placent l’immigration en tête des priorités, seuls 31,2 % d’entre eux considèrent que la France pèse dans les discussions qui la concernent. A l’inverse, ceux qui placent la question environnementale en tête des priorités sont les plus nombreux (60,7 %) à considérer que la France joue un rôle important au sein de l’UE.

Ce contraste entre la méconnaissance du rôle joué par Paris sur l’immigration et celui joué sur l’écologie se comprend parce que, malgré le narratif d’"écologisme punitif" qu’on entend de plus en plus en France et en Europe, les mesures prises par l’UE pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050 sont moins clivantes que ne le sont celles qui ont été prises sur l’immigration. 77,8 % des répondants se déclarent favorables aux premières. Le soutien est élevé chez les agriculteurs (76 %) et les ouvriers (73 %). Ce chiffre monte à 87 % pour les électeurs d’Emmanuel Macron. Moindre parmi l’électorat de Marine Le Pen, il reste important, à 67,1 % de son électorat.

Seule l’interdiction de vente de voitures à moteurs thermiques d’ici à 2030 fait l’objet d’une opposition ferme parmi les répondants : 68 % estiment que c’est une mauvaise idée. Ainsi, selon le consensus ou au contraire les divisions partisanes qui existent sur les grands enjeux européens, les Français sont plus ou moins convaincus de l’influence française à Bruxelles.

Selon le consensus ou au contraire les divisions partisanes qui existent sur les grands enjeux européens, les Français sont plus ou moins convaincus de l’influence française à Bruxelles.

Enjeux nationaux, conscience européenne : sortir d’un faux conflit de loyauté ?

Ce sentiment qu’ont les Français d’être laissés sur le banc de touche de l’UE s’explique aussi parce qu’ils estiment que les décisions prises, au niveau européen, vont à l’encontre des intérêts hexagonaux. Ainsi, d’après notre sondage, 58 % des Français voteront le 9 juin en fonction de questions nationales plutôt qu’européennes – une hausse de 5 points par rapport à celui de mars. 36,8 % d’entre eux voteront avant tout pour manifester leur opposition au président de la République et au gouvernement français.


Il ne suffit donc pas qu’un État membre exerce une influence prégnante à Bruxelles pour qu’elle soit perçue par ses citoyens à l’échelle nationale. Ainsi, sans se contenter d’un satisfecit pour être parvenu à influencer l’agenda européen, comme l’a fait le président lors de son discours à la Sorbonne le 25 avril, la France doit continuer à expliquer clairement le rôle qu’elle a joué dans l’élaboration des lois européennes.

Les prochaines années risquent de mettre à l’épreuve la faculté de l’UE à s’adapter aux exigences de l’histoire. La santé économique de notre continent, sans compter les rivalités qui se dessinent sur le plan international, requièrent une Europe plus unie pour y répondre, c’est-à-dire une Europe riche d’une caution démocratique forte et du soutien de ses citoyens.

Article initialement publié dans Le Monde

Copyright image : Alain JOCARD / AFP

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