Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
15/05/2018

Jours fatidiques au Proche-Orient – quelles conséquences stratégiques ?

Imprimer
PARTAGER
Jours fatidiques au Proche-Orient – quelles conséquences stratégiques ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le 8 mai, M. Trump annonçait le retrait américain de l’accord nucléaire avec l’Iran. Le 9 mai, M. Netanyahou était à Moscou pour les fêtes commémoratives de l’armistice de 1945. Dans la nuit du 9 au 10, les Israéliens procédaient à une frappe massive sur des positions iraniennes en Syrie en riposte à une attaque d’une vingtaine de missiles sur le Golan. Ajoutons à cela que des élections générales ont eu lieu au Liban le 6 mai et en Irak le 13 tandis que l’ambassade américaine à Jérusalem était inaugurée le 14 mai. Ce même jour, à la veille du 15 mai, anniversaire des 70 ans d'Israël mais aussi de la Nakba (la "catastrophe" pour les Palestiniens), une cinquantaine de militants palestiniens trouvaient la mort sous des balles israéliennes à Gaza.

"Les Israéliens s’inquiètent depuis longtemps de l’implantation
d’une capacité offensive iranienne en Syrie, donc à leur porte."

Peut-on discerner un fil conducteur entre ces différents évènements et d’abord y a-t-il un lien entre l’intensification de l’affrontement irano-israélien en Syrie et le sort de l’accord nucléaire iranien (JCPOA) ?

Pour répondre à cette dernière question, il convient de reprendre la chronologie. Les Israéliens s’inquiètent depuis longtemps de l’implantation d’une capacité offensive iranienne en Syrie, donc à leur porte. Ils ont multiplié les raids ces dernières années, notamment contre des transferts d’armes de l’Iran au Hezbollah. Cette inquiétude n’a pu qu’être aggravée par l’envoi d’un drone iranien sur Israël en février. Comme nous l’avions signalé dans ce blog, un tournant a été pris le 9 avril avec des frappes israéliennes sur la base T4, près de Homs, visant exclusivement des installations iraniennes. De nouvelles frappes israéliennes importantes ont détruit le 30 avril des armements iraniens (missiles) dont il est vraisemblable qu’ils étaient destinés à des représailles pour les frappes du 9. Enfin, les Iraniens sont passés à l’action contre le Golan dans la nuit du 9 au 10, peut-être parce qu’ils attendaient la décision de M. Trump sur le JCPOA avant de s’en prendre à Israël.

Les échanges de la nuit du 9 au 10 marquent donc la fin d’un cycle. De part et d’autre, des propos relativement apaisants ont été tenus. Il y a cependant tout lieu de penser qu’un autre cycle pourrait se profiler à l’horizon. Les Israéliens veulent en effet arrêter l’expansion iranienne et peut-être même revenir au statu-quo ante. Ils bénéficient d’un soutien fort de l’Amérique, de l’approbation de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis voire de l’Égypte – et d’une bienveillante neutralité de la Russie. Quant aux Iraniens, ils ont le sentiment d’avoir réalisé en s’installant en Syrie le rêve ancestral de disposer d’une ouverture sur la Méditerranée – et plus prosaïquement d’avoir consolidé leur accès au Hezbollah.

"La volonté de M. Trump de démanteler le JCPOA donne aux Gardiens de la
Révolution islamique
une autre raison de maintenir la pression en Syrie."

Sur ce fond de tableau, l’aile dure du régime de Téhéran a deux raisons précises de poursuivre l’implantation de bases militaires en Syrie et d’adopter une attitude menaçante vis-à-vis d’Israël. En premier lieu, les Iraniens observent le flirt entre le Premier ministre israélien et le président Poutine. Ils disposent sans doute d’éléments qui leur laissent penser que les Russes font miroiter aux Israéliens – et aux Occidentaux – que Moscou est le meilleur garant d’un containment de l’Iran en Syrie. Ils constatent que les Russes s’abstiennent de mettre en œuvre leurs moyens anti-aériens pour intercepter les missiles israéliens. Ils ont donc, de leur point de vue, intérêt à prendre le maximum de gages possibles.

La volonté de M. Trump de démanteler le JCPOA donne aux Gardiens de la Révolution islamique une autre raison de maintenir la pression en Syrie. Le président iranien, M. Rohani, a annoncé son intention de rester dans l’Accord si les intérêts économiques de l’Iran étaient préservés par les autres signataires, en particulier les Européens. Les dirigeants allemands, britanniques et français, dans un communiqué commun le même soir, ont indiqué que telle était bien leur intention. Nul n’ignore que face au rouleau compresseur des sanctions américaines, ces grandes résolutions seront difficiles à mettre en œuvre. Par ailleurs, l’administration Trump va probablement compléter le retour des sanctions sur le nucléaire par d’autres sanctions dans d’autres domaines et d’autres pressions pour déstabiliser le régime iranien. L’aile dure du régime à Téhéran ne peut qu’être tentée par des réponses "asymétriques" en menant des actions de force en Irak, en Syrie, au Yémen, dans le détroit d’Hormuz, voire en Afghanistan. Il n’est pas sûr qu’elle mesure pleinement qu’en adoptant une telle attitude, elle fera le jeu de l’axe saoudo-israélien qui justement souhaite l’escalade. Toutes les conditions sont donc réunies pour que se matérialise un jour ou l’autre un risque d’embrasement général de la région.

Un "nouveau cycle" d’affrontement israélo-iranien en Syrie pourrait par exemple impliquer le Hezbollah. Or on sait que l’organisation chiite libanaise détient désormais un arsenal de missiles suffisant pour infliger aux Israéliens des pertes humaines importantes pendant des semaines. Autre scénario : des incidents dans le détroit d’Hormuz pourraient entraîner une intervention des forces américaines elles-mêmes, provoquant une réponse "asymétrique" contre les Américains en Irak. La présence de contingents américains en Irak représente d’ailleurs pour les "durs" de Téhéran une vulnérabilité du "Grand Satan", qui pourrait être exploitée le moment venu.

"Le pari de M. Trump a tout d’un pari fou, puisqu’il consiste à 'faire craquer' l’Iran
tout en évitant d’engager des forces militaires américaines supplémentaires."

Par rapport à ces inquiétantes perspectives, les élections en Irak ou encore les derniers soubresauts du conflit-israélo palestinien peuvent paraître secondaires. En réalité, ce n’est pas le cas. La grande bataille entre l’Iran et ses alliés chiites (le Hezbollah principalement) et l’axe en voie de constitution entre les États sunnites et Israël se joue aussi dans les opinions publiques. Il n’est pas indifférent qu’au Liban les récentes élections aient vu la consolidation de l’emprise mais aussi de la légitimité du Hezbollah. Le résultat des élections en Irak devra être examiné avec soin, car l’émergence à Bagdad d’une force hostile aux États-Unis mais dans une optique d’émancipation vis-à-vis de l’Iran, peut avoir un impact au-delà de l’Irak. En revanche, en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël, sans provoquer de vraies oppositions de la part de l’Arabie Saoudite ou de l’Égypte, l’Amérique de Trump joue le jeu du narratif iranien. C’est un fait que dans la politique des États, le conflit israélo-palestinien a perdu le caractère central qu’il avait autrefois. Dans la sensibilité des peuples de la région, il continue à toucher une corde très sensible. Le sang versé par les manifestants palestiniens de Gaza le jour de l’anniversaire de la Nakba risque fort de jeter une ombre d’infamie sur le rapprochement en cours, au nom de la lutte contre l’Iran sous le leadership des États-Unis, entre les grands États sunnites et Israël.

Ayant évoqué ainsi tant de spectres – de malheurs actuels et de dangers futurs – il reste à soulever quelques questions troublantes. Le pari de M. Trump a tout d’un pari fou, puisqu’il consiste à "faire craquer" l’Iran tout en évitant d’engager des forces militaires américaines supplémentaires dans la région. Et pourtant, n’a-t-il vraiment aucune chance de réussir ? M. Poutine, de son côté, a procédé à un investissement en Syrie qui lui a rapporté une position d’honnête courtier entre une bonne partie des acteurs concernés. Ne risque-t-il pas de perdre ce positionnement enviable s’il se contente de vivre sur son acquis ? Et entre ces grands caïmans, quelle marge d’initiative reste-t-il pour les Européens ?

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne