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Note
Avril 2021

FinTech chinoise :
l’heure de la reprise
en main

Auteure
Viviana Zhu
Analyste Chine - Anciennement Research Fellow - programme Asie, Institut Montaigne

Viviana Zhu était Research Fellow à l'Institut Montaigne jusqu'en janvier 2023. Avant cela, elle était coordinatrice du programme Asie à l’European Council on Foreign Relations (ECFR)

Le 15 mars 2021, Xi Jinping a défini un nouveau cap en matière d’économie de plateforme pour les entreprises technologiques, et notamment les fintechs chinoises, lors de la neuvième réunion de la Commission centrale pour les affaires financières et économiques. À cette occasion, il a imposé des régulations et des contrôles beaucoup plus importants. Jusqu’alors, les acteurs chinois de la FinTech bénéficiaient d’un cadre beaucoup moins restrictif, qui a contribué à l’essor du secteur.

Qu’est-ce que la FinTech ?

"FinTech" est la version abrégée de "technologie financière". Il s’agit d’un terme générique pour décrire les technologies et les innovations qui transforment la manière dont les services financiers sont déployés. Le terme couvre ainsi un ensemble de services innovants qui s’appuient sur la technologie, comme le paiement mobile, les banques en ligne, l’assurance, la gestion de patrimoine ou encore les cryptomonnaies et les paiements transfrontaliers. L'industrie de la FinTech s'appuie sur le développement et l'utilisation de grands ensembles de données, l'intelligence artificielle (IA), le cloud computing et la blockchain
 

Pourquoi s'intéresser aux fintechs chinoises ?

Le marché de la FinTech devrait atteindre une valeur de 158 milliards de dollars d’ici à 2023. La Chine ouvre clairement la voie en présentant l’un des marchés les plus dynamiques au monde : en 2018, environ la moitié des investissements fintechs totaux à l’échelle mondiale y ont été réalisés (près de 25,5 milliards de dollars), hissant le pays au premier rang mondial. 

 

La FinTech chinoise : un marché dynamique en plein essor

 

Par la nature des activités qu'elle déploie, la FinTech concurrence les services financiers traditionnels et cherche à étendre l’accès à son offre de services. Dans le cas chinois, il est souvent admis que les fintechs ont contribué à l'inclusion financière en permettant à une grande partie de la population chinoise, notamment celle des zones rurales, auparavant privée d’accès aux services de crédit classiques, de pouvoir bénéficier de ces services financiers. 

2020 et 2021 apparaissent comme un tournant décisif dans l’histoire du secteur de la FinTech en Chine. La saga autour d’Ant Group et son fondateur Jack Ma - notamment avec la suspension, par les autorités chinoises, du projet de son introduction en bourse à 37 milliards de dollars - n’est en réalité que la partie émergée de l’iceberg. La Chine vient de se munir d’une série de nouvelles régulations qui indiquent que le gouvernement chinois s’applique à trouver un nouvel équilibre entre innovation et régulation. Il s’agit aujourd’hui, après une période assez longue de laisser-faire, de faire pencher la balance du côté de la reprise en main. Afin de comprendre l'écosystème des fintechs chinoises et de replacer les événements récents dans leur contexte, l'Institut Montaigne a souhaité par cette note examiner la trajectoire réglementaire suivie par le secteur chinois de la FinTech. 

 

Comment les fintechs chinoises ont-elle évolué, au-delà d’Ant Group et de Jack Ma ?

De son développement national à ses ambitions internationales, comment ce marché très diversifié et en forte croissance a-t-il évolué en Chine ? Et quels en sont les enjeux pour l'Europe ? Cette étude offre un panorama de l’essor des fintechs en Chine et décrit la manière dont le gouvernement chinois a navigué entre nécessaire innovation et besoin de régulation. Afin de mieux illustrer la dynamique et les tendances actuelles des fintechs chinoises, l'étude s’intéresse également aux cinq entreprises les plus importantes et les plus financièrement puissantes du secteur - les "Big Five" : Ant Group, Tencent, Ping An Group, JD Technology et Du Xiaoman Financial. 

Chronique d’un décollage

La croissance des systèmes de paiement dits "non bancaires" en Chine au début des années 2000 a trouvé un terreau fertile dans une carence de services financiers à proprement parler, qui caractérisait à l’époque le pays, et dans un environnement très protecteur pour les acteurs nationaux. Afin de soutenir ces derniers, le gouvernement chinois a également pris le soin de stratégiquement retarder l’ouverture de son secteur financier aux entreprises étrangères. De plus, l’absence de régulation des systèmes non bancaires de paiement mobile a permis à des entreprises comme Ant Group ou Tencent d’atteindre une taille critique, les rendant capables de résister à la fois à la concurrence et aux coûts de mise en conformité. Il a fallu attendre 2010 pour que la Banque centrale chinoise publie un ensemble de réglementations venant contrôler les systèmes de paiement en ligne. La démocratisation des smartphones, celle de l’accès à l’internet mobile et le poids croissant du e-commerce ont plus encore stimulé l’essor du secteur du paiement mobile. En 2010, la Chine franchissait la barre des 450 millions d’internautes sur son territoire, parmi lesquels 66 % utilisaient un appareil mobile. Ils étaient 90 % en 2018. 

Les plateformes chinoises ont, depuis, étendu leurs services au secteur financier en tant que tel, aboutissant à la création de géants technologiques couvrant plusieurs secteurs et englobant sous un même toit des activités financières et technologiques. La présence croissante d’acteurs financiers non traditionnels a été source de défis et de transformations au sein de l’industrie financière chinoise, à l’origine des efforts visibles de régulation constatés en Chine ces dernières années. 

Historique de l’essor des fintechs chinoises 

Trois phases peuvent schématiquement décrire l’évolution de l’environnement réglementaire du secteur fintech chinois depuis 2000 : 

Un laisser-faire initial, de 2000 à 2010

En matière de FinTech, la Chine a longtemps fait passerla croissance avant la régulation (先发展后监管) avec pour ambition d’offrir suffisamment d’espace et de liberté aux fintechs. Ce fut là la colonne vertébrale de la première phrase du développement du secteur et la cause d’un environnement relativement favorable, incitant les fintechs chinoises à explorer et à expérimenter. 

Premières tentatives de régulation, de 2010 à 2015 

Dès 2010, ce contexte indulgent à l’égard des acteurs chinois de la FinTech a fait place à l’introduction de réglementations ciblant des domaines d’activités spécifiques. Le secteur chinois dans son ensemble est néanmoins resté extrêmement libre durant cette seconde phase. Cette timidité de la régulation a conduit à l’émergence, dans le domaine des prêts entre particuliers (peer-to-peer lending), de plusieurs chaînes de Ponzi aux montants colossaux ; la découverte de leur existence a contribué à un changement d’état d’esprit parmi les régulateurs financiers et les hauts responsables politiques chinois. L’impact du krach boursier de 2015 a également joué un rôle crucial : il a non seulement été perçu comme une source d’embarras politique puisqu’il jetait la lumière sur la vulnérabilité du système financier de la Chine et sur l’échec d’un gouvernement chinois incapable d’éviter cette crise, mais il a également agi comme un puissant signal d’alerte soulignant les risques de fuite des capitaux. Les autorités chinoises n’ont depuis lors cessé d’exprimer sans ambiguïté leur volonté de réguler le secteur fintech du pays. 

Depuis 2015, l’intensification des efforts de régulation, avec 2020 et 2021 pour apogée 

En 2015, dix agences de régulation ont conjointement publié leurs "Avis directeurs de 2015 sur la promotion d’un développement sain de la finance sur Internet (关于促进互联网金融健康发展的指导意见)", définissant ainsi un cadre légal. Ce document prenait néanmoins la forme d’orientations restant générales et en appelait à la formulation de régulations souples, au service d’un environnement favorable à l’innovation. 

Pourtant, comme décrit par Guo Shuqing, président de la Commission chinoise de régulation bancaire, "la FinTech est une industrie où le vainqueur rafle toute la mise" et "en tirant parti du monopole qu’elles exercent sur les données, les grandes entreprises de la FinTech ont tendance à entraver la concurrence loyale et à rechercher des profits excessifs". Les inquiétudes exprimées au fil du temps par l’État chinois ont en définitive sonné le glas du laisser-faire initial dans le secteur de la FinTech. Ces inquiétudes peuvent être résumées ainsi : 

  • les grandes entreprises de la FinTech ont surpassé les banques d’État du pays ; 
  • elles ont accumulé une puissance démesurée, y compris trop de pouvoir politique ; 
  • la critique formulée par Jack Ma à propos du système chinois de régulation financière lors du sommet du Bund à Shanghai en octobre 2020 a constitué une provocation à l’encontre des responsables politiques et des régulateurs chinois
  • ces entreprises ont contribué à promouvoir des dépenses irrationnelles à travers une surabondance de crédits. 

Lors de la Conférence nationale sur le travail financier en 2017, Xi Jinping a exhorté les régulateurs financiers à "oser" pleinement exercer leur mission de supervision (敢于监管) et souligné la nécessité de construire "une atmosphère de régulation sérieuse dans laquelle l’incapacité à identifier les risques à temps doit être considérée comme une négligence et l’incapacité à signaler et à faire face à ces risques, comme un manquement au devoir (有风险没有及时发现就是失职、发现风险没有及时提示和处置就是渎职的严肃监管氛围)". 

Les autorités de régulation ont pour mission de veiller à ce que toutes les activités financières se déploient dans le cadre règlementé, ce qui implique à l’avenir l’octroi de licences pour toutes les entreprises financières, conformément à une politique de "tolérance zéro (零容忍)" à l’égard de toute conduite violant les lois ou les règlements. Dès 2017, la grande direction politique appelée à encadrer la FinTech chinoise était ainsi fixée. Les mesures de régulation publiées ces derniers mois apparaissent sans équivoque comme la preuve qu’il s’agit aujourd’hui de consolider cette grande direction. Ceux qui étaient il y a peu considérés comme des moteurs de croissance sont aujourd’hui perçus comme des facteurs de chaos. 

Les enjeux autour des cinq géants, les "Big Five"

Ant Group, Tencent, JD Technology, Ping An et Du Xiaoman Financial : ces cinq acteurs peuvent être classés dans la catégorie des "services financiers intégrés" - ou conglomérats de la FinTech - dans la mesure où ils offrent un éventail complet de services allant du paiement mobile à la gestion de patrimoine et aux services d’évaluation des risques-clients (credit scoring). Les nuances entre ces cinq acteurs sont à chercher du côté du détail de leurs offres et du secteur auquel ils choisissent de donner la priorité au sein de leurs différents services : ces nuances reflètent le contexte dans lequel ils sont nés. 

Ant Group (蚂蚁集团) et Tencent (腾讯) se détachent en tant que leaders du marché national chinois. Leurs systèmes de paiement mobile respectifs, Alipay et WeChat Pay, conservent un duopole domestique. 

Les entreprises ayant plus tardivement pénétré ce marché, à l’image de Ping An (平安), de Du Xiaoman Financial (度小满金融) et de JD Technology (京东科技), sont fortement axées sur la fourniture de solutions technologiques plutôt que mues par l’ambition de concurrencer frontalement les autres entreprises de la FinTech et les institutions financières - bien qu’elles proposent aussi des services similaires aux consommateurs. Ping An est, parmi les "Big Five", la seule fintech qui ne soit pas issue de l’univers internet et/ou du secteur du commerce en ligne. 

Se dégage de l’analyse de ces cinq acteurs une tendance générale : ces entreprises semblent vouloir s’éloigner de l’aspect "fin" (financier) des services qu’elles déploient pour mettre l’accent sur la deuxième partie de la notion, leur aspect "tech" (technologique). Cette tendance reflète le fait qu’elles cherchent à s’ajuster à un environnement de régulation de plus en plus sévère. Cette évolution ne traduit néanmoins que des changements superficiels : l’histoire récente montre qu’en dépit des efforts menés pour se protéger en se présentant comme des fournisseurs bienveillants de technologies, ces entreprises restent sous la coupe des régulateurs financiers. Ceci est particulièrement criant pour Ant Group, conglomérat contre lequel les régulateurs n’ont pas relâché la pression.

Pourquoi l’Europe doit-elle prêter attention aux fintechs chinoises ?

Il y a quelques années, confiantes et fortes de leur succès national, les entreprises chinoises de la FinTech ont développé un appétit pour l’international. Certaines de ces ambitions ont été couronnées de succès : Ant Group et Tencent sont parvenues à offrir des solutions pratiques aux utilisateurs chinois de leurs portefeuilles électroniques lors de leurs voyages à l’étranger. Ping An vend ses services financiers à certaines micro, petites et moyennes entreprises étrangères en les présentant comme des "produits". Si en Chine, ces acteurs ont su se développer face à une concurrence extérieure qui restait limitée, cela n’est plus le cas au sein du marché mondial. Leur présence effective en Europe demeure infime, ce d’autant plus si on la compare aux géants américains bien établis dans cette région. Dans l’ensemble, le développement à l’international n’est aujourd’hui pas la priorité des entreprises chinoises de la FinTech. À l’avenir, leur potentielle pénétration du marché européen soulève néanmoins des questions importantes. 

Les enjeux autour des transferts de données entre la Chine et l’Europe demain

Les Européens doivent anticiper les enjeux autour des transferts internationaux (cross-border) de données. L’enjeu concerne à la fois la collecte, l’utilisation, le stockage, le traitement des données - et le partage des données des individus concernés, c’est-à-dire les citoyens et les résidents européens. 

L’analyse des opérations des principales fintechs chinoises et de leurs sociétés mères montre de manière manifeste que leurs modèles économiques sont bien davantage fondés sur les données (data-driven) que ceux de leurs concurrents mondiaux. Les fintechs chinoises pénètrent les moindres recoins de la vie de leurs clients en assemblant des données en temps réel. C’est là un avantage que leurs compétitrices ont du mal à concurrencer. 

Ces modèles économiques qui ont fait leur succès sur le marché national chinois pourront-ils néanmoins servir de fondement à leur développement en Europe ? L’arrivée des fintechs chinoises, qui ont bâti leurs empires en tirant parti du volume sans commune mesure des données qu’elles récoltent, est source d’inquiétudes plurielles. Ces inquiétudes portent sur la protection des données des utilisateurs et sur le risque d’une mise à profit, par les entreprises chinoises, des asymétries constatées entre leurs modèles économiques et ceux de leurs concurrents, asymétries qui leur permettraient de gagner des parts de marchés. 

Les efforts menés par l’Europe en matière de protection des données personnelles en font un cas unique au monde. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en vigueur en mai 2018. Les entreprises chinoises qui collectent et traitent les données de citoyens et résidents européens sont par conséquent soumises au RGPD, compte tenu de la portée extraterritoriale de son champ d’application. Le bouclier légal dont l’Union européenne s’est dotée contre les utilisations abusives de données crée de fait une barrière pour les fintechs chinoises ayant pour ambition de pénétrer le marché européen. 

Il est également probable que ces entreprises chinoises tombent sous le coup du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA) récemment présentés par la Commission européenne. En gardant à l’esprit la définition par le DMA de la notion de "gatekeeper" (contrôleurs d’accès), les cinq géants chinois devront se conformer à ces deux régulations s’ils souhaitent accélérer leur développement européen. Une fois adoptées, ces régulations constitueront sans doute des obstacles à leur accession à une position dominante sur le marché domestique européen. 

En dépit de ces limites, les plateformes chinoises disposent encore d’importants atouts pour leur développement international dans le secteur de la FinTech, de leur expérience sectorielle solide à la qualité de leurs technologies fondées sur l’accès à des volumes illimités de données chinoises. Même si l’expansion internationale n’est pas aujourd’hui l’objectif premier de ces géants, puisque des facteurs à la fois externes et internes leur font obstacle, les secteurs bancaires et financiers européens auraient tout intérêt à se tenir prêts pour la survenue de cette concurrence, qui pourrait être celle d’un avenir proche. 

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