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04/03/2022

Poutine au Moyen-Orient, prisme sous-estimé de la crise ukrainienne

Poutine au Moyen-Orient, prisme sous-estimé de la crise ukrainienne
 Bassma Kodmani
Auteur
Senior Fellow

Signe de son ampleur, le conflit qui sévit en Ukraine suite à l’invasion russe dépasse les frontières du conflit armé. Ses répercussions se font sentir dans les capitales et au sein des institutions internationales, et remettent en cause les valeurs de l’ordre mondial. Angle sous-estimé, le Moyen-Orient n’en est pas moins un enjeu clé pour Vladimir Poutine, qui s’y est investi au cours des dernières années. Bassma Kodmani, senior fellow, décrypte dans ce nouvel épisode de la série Ukraine, Russie : le destin d’un conflit.

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

L’invasion de l’Ukraine et le comportement de Vladimir Poutine évoquent pour certains les fantasmes à caractère ethnique du Serbe Slobodan Milošević. Vue du Moyen Orient, la décision du Président russe ressemble à bien des égards à celle du dictateur irakien Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990. À l’époque, Saddam était engagé dans un programme d’armement massif qui effrayait tous ses voisins, vantait ses missiles à têtes multiples et considérait son armée invincible après ses huit années de guerre contre l’Iran. Grisé par sa puissance militaire, il contestait le découpage territorial défini par la Grande Bretagne en 1960 créant le Koweït et n'avait jamais pleinement reconnu l’indépendance de son petit voisin. Saddam s’enfonçait dans une paranoïa grandissante vis-à-vis de ses voisins qu’il accusait de vouloir empêcher l’Irak de se reconstruire après sa guerre contre l’Iran. L’invasion du Koweït lui fut fatale en définitive car son régime ne s’en est jamais remis. Douze années de sanctions asphyxiantes puis le renversement du régime par les États-Unis ont achevé de mettre à genou ce qui aurait dû être une grande puissance régionale. 

Pour Vladimir Poutine, il fallait non seulement mettre un coup d’arrêt à ce qu’il dénonce comme "l’otanisation" et l’européanisation rampantes de ses voisins immédiats, mais aussi se projeter, comme au temps de l’URSS, dans différents points du globe en appuyant des régimes clients et en en satellisant d’autres. Aujourd’hui, les pays du Moyen Orient, d’Asie centrale et d’Afrique sont dans sa ligne de mire pour reconstituer une constellation digne de la superpuissance qu’il veut voir reconnue. Poutine serait ainsi un chasseur constamment en embuscade à l’affût d’opportunités, prêt à déployer sa boîte à outils pour s’emparer de ce qu’il peut là où il aperçoit une occasion de réaliser des gains rapides. Toutes les prises de guerre qui s’offrent sont bonnes à saisir en vue de la confrontation ultime qui reste celle avec l’OTAN en Europe. 

Que cherche Poutine au Moyen Orient ?

Poutine sait qu’il n’a pas les moyens de se mesurer à la puissance militaire des États-Unis malgré le développement spectaculaire de son programme d’armements. Cependant, le rapport de forces réel semble moins déterminant que son appétit pour les interventions à l’heure où les États-Unis ne veulent plus s’engager dans des guerres sans fin. De ses incursions tous azimuts, quelques constantes se dégagent qu’il convient d’analyser au miroir de l’approche qui caractérise les interventions des pays occidentaux.

Une première constante est la protection des régimes autoritaires, le regime rescue pour contrer le regime change. Après le renversement de Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi, le sauvetage des dictateurs chancelants est devenu un pilier de la stratégie russe au Moyen Orient et ailleurs. La rhétorique est la même lorsque Moscou s’adresse aux autocrates, de la Syrie au Kazakhstan : faire cause commune contre les Occidentaux donneurs de leçons. S’y ajoute désormais un entrisme auprès des alliés et protégés de Washington auxquels Poutine joue la partition d’une autre cause commune, celle de la légitimité de leur système autoritaire et leur droit à disposer librement de leurs citoyens. Moscou a ainsi noué des relations avec tous les pays arabes et non-arabes de la région indépendamment de leurs relations entre eux. C’est le cas, par exemple, avec la Turquie, Israël ou encore la Syrie. L’image des chefs d'État défilant au Kremlin se suffit à elle-même. "Ce qui fait croire à la force l’augmente", selon le vieil adage.

La Russie ne cherche pas à régler les conflits mais à prendre des gages pour la bataille ultime en Europe.

La Russie ne cherche pas à régler les conflits mais à prendre des gages pour la bataille ultime en Europe, car l’heure n’est pas à la coopération multilatérale, nécessaire pour régler des conflits. Ainsi, tandis que les États-Unis escomptaient que la Russie s’embourberait en Syrie comme ils s’étaient embourbés eux-mêmes en Irak et en Afghanistan, Poutine semble s’accommoder parfaitement de la situation de gel prolongé du conflit ; les bénéfices qu’il engrange l’emportent clairement sur les inconvénients. 

Moscou a développé en Syrie deux bases militaires majeures à Hmeimim et Tartous, dont la capacité a été décuplée en six ans, deux points d’appui stratégiques de son dispositif faisant face à la base d’Inçirlik de l’OTAN en Turquie, et d’autant plus importants pour la défense de la Crimée.

En Libye, après avoir soutenu le Maréchal Haftar, Moscou a développé ses relations avec le gouvernement issu de la médiation onusienne à Tripoli. Ceci ne signifie pas que Poutine est intéressé par un règlement. Les opérateurs de Wagner - du nom de ce groupe de mercenaires privé affilié au Kremlin - ont déjà pris le contrôle de deux champs pétroliers et Moscou espère engranger des contrats pour compenser ceux perdus en 2011 suite à l’affaire des Mistral. Poutine propose en outre ses services pour la réorganisation des forces armées libyennes, une manière d’y installer légitimement une présence militaire durable. 

Plastronner est un objectif en soi. Depuis l’intervention russe en 2015, la Syrie est devenue un terrain d’entraînement inestimable pour les militaires russes et une vitrine pour son armement qui vaut à la Russie des commandes colossales de nombreux pays de la région et d’ailleurs. Les déclarations de Poutine vantant les armes russes et les essais en Syrie prennent tout leur sens aujourd’hui après l’invasion de l’Ukraine. La Russie a en effet développé ses techniques de guerre et la précision de ses frappes aériennes au cours des différentes batailles qu’elle a livrées en Syrie. Au dire de certains militaires russes, la guerre en Syrie aura servi de répétition générale pour engager la bataille cruciale d’Ukraine. 

Bien qu’engagée dans la lutte contre le terrorisme, devenue le paradigme dominant de la stratégie occidentale dans une vaste région du Moyen Orient et de l’Afrique, la Russie n’entend pas le faire sans tirer profit de son effort et surtout des échecs occidentaux. Vus de l’extérieur, les Occidentaux semblent se battre depuis vingt ans contre des fantômes sans parvenir à les éradiquer. Il faut dire que leur stratégie exige des dirigeants de réformer leur système de gouvernance quand ceux-ci ne voient pas pourquoi ils devraient travailler à sécuriser leur territoire pour risquer ensuite de perdre le pouvoir en organisant des élections démocratiques.

Au dire de certains militaires russes, la guerre en Syrie aura servi de répétition générale pour engager la bataille cruciale d’Ukraine. 

La Russie, elle, ne demande rien de tout cela. Au Moyen Orient comme dans le Sahel africain, elle offre sa protection aux pouvoirs en place avec tout ce qu’ils ont de répréhensible et dénonce l’Amérique et l’Europe qui ne connaissent plus que les mesures punitives et les sanctions. Pour des juntes qui s’accrochent au pouvoir, il est bon d’être protégé par un membre permanent du Conseil de sécurité qui ne prêche pas la démocratie. L’arsenal militaire que déploie Moscou sur les théâtres de guerre, les manœuvres conjointes avec des pays arabes en Méditerranée mais encore celles menées avec l’Iran et la Chine dans l’Océan indien impressionnent les dirigeants de la région. 

Les milices de Wagner et les oligarques, éléments essentiels du dispositif russe, se greffent sur les réseaux mafieux locaux et obtiennent des concessions avantageuses auprès de gouvernements aux abois pour l’exploitation des ressources naturelles. Le schéma est le même au Moyen Orient comme en Afrique et le modèle est désormais si répandu qu’il faudra compter avec ces acteurs privés comme une caractéristique permanente des marchés gazier et pétrolier. 

Enfin en guise de soft power, Moscou convoque l’histoire, parle de proximité culturelle et se présente volontiers comme une puissance musulmane avec ses 20 millions de citoyens musulmans. Ses médias de propagande en langue arabe, RT Arabic en tête, sont devenus des sources très prisées du paysage médiatique de la région. 

Des partenaires peu commodes

Poutine sait que ses ambitions dépassent ses moyens. Pour consolider l’influence russe dans la plupart des pays qui l’intéressent, il est contraint de trouver des arrangements avec des acteurs régionaux peu commodes. Il s’est donc construit un argumentaire présentant cette contrainte comme une stratégie. 

Pour consolider l’influence russe dans les pays qui l’intéressent, Poutine est contraint de trouver des arrangements avec des acteurs régionaux peu commodes. 

La Russie serait elle-même une puissance régionale travaillant avec ses partenaires et aurait à ce titre la légitimité pour intervenir dans une vaste région couvrant l’Asie centrale, le Moyen Orient et une partie de l’Afrique, légitimité que n’ont pas les puissances lointaines comme les États-Unis. Dans les faits, Poutine est engagé dans un jeu périlleux de coopération et de rivalité avec l’Iran, la Turquie et Israël, qui ont tous trois autant d’appétit et aussi peu d’appréhensions que lui pour intervenir directement et militairement dans des pays voisins et plus lointains.

Les trois ayant des intérêts diamétralement opposés, le Président russe est passé maître dans l’art de compartimenter ses rapports pour parvenir à coopérer avec chacun. Moscou peut se trouver parfois sérieusement entravé dans son action par l’un ou l’autre mais les trois pays savent qu’ils ont chacun besoin de la Russie autant qu’elle a besoin d’eux pour asseoir leur influence et évitent les escalades qui révèleraient les limites de chacun. Pas d’alliance donc mais des partenariats à caractère transactionnel basés sur l’acceptation réciproque d’intérêts bien compris. 

La Syrie est là encore le terrain par excellence où Poutine s’exerce à ce jeu d’équilibriste. L’intervention russe en faveur d’Assad n’aurait pu réussir sans le déploiement massif des milices chiites formées par l’Iran. Mais l’Iran s’est enraciné en Syrie, provoquant l’inquiétude d’Israël. Poutine s’est donc vu contraint d’autoriser Israël à mener des raids aériens en Syrie contre les cibles iraniennes, un jeu périlleux difficilement tenable à terme. Enfin avec la Turquie, le partenariat est tout aussi scabreux. Poutine et Erdogan ont soutenu les parties opposées dans le conflit, tout comme elles l’ont fait en Libye, puis ont trouvé un accord pour qu’aucun ne cherche à éliminer l’autre du jeu. 

Le test de l’Ukraine

Poutine est-il en mesure de mettre à profit les relations qu’il a développées avec les pays du Moyen Orient pour atténuer les effets de l’isolement que lui imposent les pays occidentaux ? 

Pour les parias comme la Syrie et l’Iran, tributaires pour leur survie économique de leurs relations avec la Russie et la Chine pour contourner les sanctions occidentales, ils voient la Russie les rejoindre dans leur isolement, ce qui pourrait avoir des conséquences graves pour les deux régimes. 

Israël, devenu depuis la fin de la Guerre Froide un partenaire stratégique de première importance pour Moscou comme fournisseur de technologies militaires, notamment pour son programme des drones, est dans une entente tacite avec la Russie. Avec l’agression russe, Israël a dû interrompre ses livraisons d’armes à l’Ukraine car il lui importe davantage de ne pas mettre en danger son accord avec Moscou lui permettant de poursuivre ses raids contre des sites iraniens en Syrie. Parmi les monarchies du Golfe productrices d’hydrocarbures, l’émir du Qatar s’est prononcé le premier en se disant prêt à détourner un petit pourcentage de son gaz au profit des pays occidentaux pour compenser une éventuelle réduction des livraisons russes. Mais Doha ne pourra pas augmenter sa production avant trois ans, étant déjà au maximum de ses capacités de production. 

Pour les parias comme la Syrie et l’Iran, tributaires pour leur survie économique de leurs relations avec la Russie et la Chine pour contourner les sanctions occidentales, ils voient la Russie les rejoindre dans leur isolement.

Dans l’immédiat c’est le prix du pétrole qui représente la denrée stratégique et c’est l’Arabie saoudite qui se trouve sous pression pour augmenter sa production. Or Riyad et Moscou coordonnent depuis six ans leur politique de production et régulent à eux deux le marché mondial dans le cadre du partenariat dit OPEP+. Celui-ci a fait les preuves de son efficacité durant la pandémie et Riyad a tout intérêt à le préserver aussi longtemps qu’il le pourra, peut-être en augmentant sa production de quelques centaines de milliers de barils par jour, mais évitera de faire cavalier seul aux dépens de la Russie. Les Émirats, qui aimeraient jouer le rôle neutre d’une Suisse moyen-orientale, sont soucieux surtout de protéger les avoirs russes massifs placés dans leurs institutions financières et leur économie. Ils se sont abstenus de condamner la Russie au Conseil de sécurité avant de constater que la Suisse elle-même s’est jointe aux Occidentaux pour barrer l’accès des Russes au système financier. Cette posture sera difficile à maintenir si le conflit venait à durer ou s’aggraver. Les monarchies du Golfe dépendent en définitive de la protection américaine pour leur sécurité et seraient sans doute contraintes de rentrer dans le rang si Washington décidait de peser de tout son poids.

Pour la Turquie, enfin, c’est le moment de vérité. Erdogan aura tout essayé pour éviter le conflit. Avec le déclenchement de la guerre, il se trouve sur la corde raide. Pourra-t-il sauver la relation construite avec la Russie au cours de la dernière décennie ? Comment concilier ses obligations au sein de l’OTAN, d’une part, et sa dépendance accrue à l’égard de la Russie, notamment au plan énergétique, d’autre part ? Comment éviter qu’en interdisant le passage du Bosphore et des Dardanelles aux navires militaires russes se dirigeant vers les côtes sud de l’Ukraine il ne mette à risque sa position en Syrie construite depuis dix ans ? Provoquer Poutine c’est courir le risque que celui-ci donne un feu vert à Assad pour lancer une offensive dans le nord du pays qui résulterait en un exode massif vers la Turquie de nouveaux réfugiés.

Face à la guerre en Ukraine, les enjeux globaux sont entrés soudain en collision avec les stratégies des différents acteurs du Moyen Orient, sommés chacun de choisir son camp tandis qu’ils voient leurs arrangements respectifs avec la Russie compromis pour un conflit qui ne les concerne pas directement. Il reste que Moscou n’a pas d’alliés réels dans cette région sur lesquels compter pour affaiblir la stratégie occidentale de sa mise au ban de la communauté internationale. Le Président français a d’ores et déjà rappelé aux princes du Golfe les intérêts qui les lient à la France et à l’Europe. Joe Biden, lui, n’a pas encore mis tout son poids pour obtenir un alignement de tous les alliés et protégés de l’Amérique.

 

 

Copyright : DELIL SOULEIMAN : AFP

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