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14/08/2020

Le monde au miroir des séries - Succession : entre King Lear et les Murdoch

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Le monde au miroir des séries - Succession : entre King Lear et les Murdoch
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"On ne se hait bien qu’en famille". La série américaine à grand succès du britannique Jesse Amstrong Succession, apparaît au premier abord, comme une illustration de la formule de Jules Renard.

En réalité elle est bien plus que cela. On pourrait la voir, superficiellement, comme un condensé "entre King Lear et Rupert Murdoch" : le héros tragique de Shakespeare trahi par ses filles et le magnat de la presse internationale, auquel il est difficile de ne pas penser en voyant la série. Depuis 2018, deux saisons ont déjà été produites par HBO (on peut les voir en France sur OCS) et une troisième, retardée par l’épidémie de Covid-19, est en préparation.
 
Je souhaite conclure cette mini-série consacrée par l’Institut Montaigne au Monde des Séries, par Succession. Elle le mérite, tout comme elle mérite d’être traitée seule, sans comparaison avec une autre série, contrairement à ce qui fut le cas lors de nos chroniques précédentes. De fait, au fil des épisodes, la série - une des plus populaires aux États-Unis sinon dans le monde - gagne en densité et en qualité. Elle est servie par une galaxie d’acteurs - au premier rang desquels Brian Cox qui incarne le fondateur de la dynastie – qui sont tous d’une très grande qualité et incarnent à la perfection les personnages qu’ils sont censés être. Les séries contrairement aux films ont le temps de mettre en valeur de nombreux personnages.

La série serait déprimante à la longue, s’il n’y avait un humour décapant, toujours présent et comme rédempteur, comme si les auteurs de la série tenaient à nous dire : "C’est terrible ce qui se passe, n’est-ce pas, et cela correspond à la vérité de ce monde. Mais ne nous prenez pas trop au sérieux, quand même".

Comme l’indique son titre la série décrit les luttes féroces entre un magnat de la presse et des médias et ses enfants à qui, à 80 ans, il envisage de passer la main. Mais lequel (ou laquelle) sera l’élu(e) ? Veut-il vraiment comme il le dit se retirer ou ne s’agit-il que d’une tactique de sa part pour montrer qu’il est irremplaçable et s’accrocher au pouvoir, en faisant de facto le vide autour de lui ? Rien n’est plus dangereux qu’un lion blessé. Logan Roy appartient clairement à cette catégorie. Vieillissant, il n’est plus tout à fait en contrôle de son corps (en particulier de sa vessie, la série insiste beaucoup sur ce point) et ses enfants ne rêvent que de prendre le pouvoir, encouragés en cela par des compétiteurs dont l’ambition est de démembrer un Empire dont l’Empereur est autant détesté, que redouté. N’est-il pas d’ailleurs détestable, dans son mépris des "petits" et dans sa manière d’exploiter les faiblesses des autres, du serveur qui renverse du champagne sur lui au petit entrepreneur qu’il refuse de payer décemment, une fois les travaux accomplis ? Ne dit on pas que Donald Trump, le magnat de l’immobilier, était lui même un très mauvais payeur ? Se pourrait-il qu’il ait servi de modèle sur ce plan, au magnat, héros de la série ?

Le problème dans Succession est que le patriarche, même diminué par l’âge et la maladie, est d’une toute autre trempe que ses enfants.

Prises de pouvoir avortées, OPA hostiles, complots sordides, trahisons, pièges obscurs : les évènements se succèdent à un rythme d’enfer. Au sein de la famille Roy, des américains d’origine britannique, c’est la guerre et ce dès les premières images, du premier épisode de la première saison. Tous les coups sont permis, même ceux qui sont les plus bas, les plus cruels, les plus impensables au sein d’une famille. Les émotions paternelles ou filiales sont détournées, manipulées, exploitées de la manière la plus cynique, la plus machiavélique sur un rythme toujours plus soutenu. Dans Succession, tout le monde est foncièrement "mauvais" et fondamentalement antipathique à commencer par le patriarche Logan Roy. Pour sauvegarder le contrôle sur l’empire qu’il a bâti, il est prêt à jouer ses enfants les uns contre les autres, à utiliser et même encourager leurs faiblesses. Père indigne, mais constructeur d’empire incomparable, il défendra chèrement sa peau. À côté des Roy, les Borgia sembleraient presque des naïfs. Même les personnages en apparence les plus innocents vont au fil des épisodes être gagnés de manière irrésistible par le cynisme et la dureté ambiante, jusqu’à nous surprendre. Dans le monde des séries, Succession est particulièrement et délibérément noir. Aucun personnage n’est censé être ou devenir par un simple effet de familiarité avec lui, un "méchant sympathique ou presque". On est loin de Dallas ou même de House of Cards. Ici tout n’est que "luxe, frénésie et laideur morale", pour plagier Paul Verlaine. La série serait déprimante à la longue, s’il n’y avait un humour décapant, toujours présent et comme rédempteur, comme si les auteurs de la série tenaient à nous dire : "C’est terrible ce qui se passe, n’est-ce pas, et cela correspond à la vérité de ce monde. Mais ne nous prenez pas trop au sérieux, quand même". Nous sommes dans le monde de la satire réaliste.

Comment expliquer le succès toujours plus grand de la série Succession ? La qualité du scénario, des acteurs, de la mise en scène, sans oublier, j’y reviens, l’humour décapant et provocateur des dialogues et des situations, suffisent-ils à en rendre compte ? Ou bien y a-t-il, en plus - c’est ce que pense l’auteur de ces lignes - comme une adéquation entre l’esprit (le "Zeitgeist") de l’Amérique d’aujourd‘hui et celui de Succession ? Produit de son temps la série arrive au bon moment, presque une décennie après la crise financière et économique de 2007/2009, et au lendemain de l’élection de Donald Trump.

Produit de son temps la série arrive au bon moment, presque une décennie après la crise financière et économique de 2007/2009, et au lendemain de l’élection de Donald Trump.

Hier lors de son lancement, la série House of Cards annonçait peut-être la victoire de Donald Trump, le Président Underwood n’étant qu’une pâle copie dans la fiction, de ce qui allait se produire dans la réalité. La série Succession en étant, pour partie au moins, un parfait résumé des années Trump en annoncerait-elle la fin ? Elle traduit en tout cas une spectaculaire inversion des priorités de l’Amérique. La menace terroriste qui apparaît brièvement dans la saison une est devenue secondaire. Elle n’est plus qu’un prétexte pour le président des États-Unis pour annuler le rendez-vous qu’il avait accordé au magnat de l’Empire des Médias. Le contraste avec Homeland ou même dans sa version détournée et indirecte avec Game of Thrones ne saurait être plus grand. L’ennemi ce ne sont plus les terroristes, ce sont les "hyper-riches" au mode de vie scandaleux et au cynisme total, qui vivent sur une autre planète, convaincus que leur argent fait d’eux des êtres à part, à qui tout est permis. À la fin de la saison une, la dramaturgie, devient d’une qualité exceptionnelle. Dans l’espace de temps d’un mariage somptueux dans un château anglais – les amateurs de Downton Abbey ne seront pas déçus – le complot contre le magnat qui marie sa fille, se déroule, s’accélère même. On respecte les apparences, la famille est réunie pour l’occasion, mais l’action principale a lieu ailleurs. La mariée n’est plus l’héroïne de son propre mariage. Son père lui a volé la vedette et au delà, l’OPA hostile qui se déroule sous nos yeux. 

La fiction a-t-elle une fois encore précédé la réalité ou n’en est-elle que la pâle et timide illustration ? La série Succession donnerait-elle une des clés des "raisons de la colère" face à la montée des inégalités et aux dérives du capitalisme, surtout financier dans le monde ?

Y aurait-il du Thomas Piketty chez Jesse Amstrong le créateur de la saga de la famille Roy ? L’association de l’extrême richesse, de l’immoralité la plus grande et de la brutalité totale n’est certainement pas un accident. Le monde qui est décrit n’est pas seulement fascinant par la complexité de ses intrigues. N’est ce pas aussi un monde condamné à disparaître, victime de ses excès mêmes ? L’Empire peut-il survivre à la disparition économique ou physique de son fondateur ? Incapable d’assurer sa succession par sa nature profonde - son narcissisme pervers - Logan Roy est en réalité plus près "d’après-moi le déluge" la formule attribuée à Louis XV, que d’un grand patron responsable. Face au magnat de la presse et de l’audiovisuel se dresse un homme politique de "gauche" qui fait campagne pour la réduction des inégalités et qui va entretenir une relation ambiguë avec le capitaliste, sinon avec le capitalisme.

La série Succession divise profondément ses très nombreux spectateurs. Pour les uns elle est tout simplement "un petit bijou", la série la plus parfaite que nous ait donné l’Amérique depuis Game of Thrones. Pour les autres – qui s’en veulent presque de succomber à leur voyeurisme en continuant de la regarder – elle est tout simplement détestable, l’illustration sinon la défense de ce qu’est devenue l’Amérique : un pays sans foi, ni loi, coupable et victime tout à la fois de la financiarisation du monde. Cette société n’a pas besoin d’ennemi extérieur. Le mal l’a emporté de l’intérieur. Depuis les évènements tragiques intervenus dernièrement au Liban, certains commentateurs américains parlent ouvertement de la "Libanisation" des États-Unis : la polarisation de la société, l’affaiblissement de l’État, la montée de la violence et de la corruption, le dysfonctionnement de la politique qui est devenu structurel. Cette vision excessivement pessimiste - l’Amérique n’est pas devenue, n’est pas en train de devenir le Liban – pourrait-elle être illustrée, sinon même favorisée par le succès d’une série comme Succession ? La fiction a-t-elle une fois encore précédé la réalité ou n’en est-elle que la pâle et timide illustration ? La série Succession donnerait-elle une des clés des "raisons de la colère" face à la montée des inégalités et aux dérives du capitalisme, surtout financier dans le monde ?
 
Il n’existe pas de réponses à cette question, mais elle mérite d’être posée. Elle est au cœur de l’interrogation qui a été la nôtre cet été et qui concerne le rapport entre le monde des séries et le monde tout court. Qui influence qui ? Et de quelle manière ? Du parallèle établi entre pouvoir symbolique (The Crown) et pouvoir réel (Borgen), à la réflexion transatlantique sur la crise du politique (de Baron Noir à House of Cards), de l’analyse proprement géopolitique des modes de lutte contre le terrorisme (du Bureau des Légendes à Homeland) sans oublier l’évocation du retour du fascisme (The Plot against America) et la résistible montée des populismes (Years and Years) ou l’évocation – actualité oblige - du traitement des pandémies dans les séries (Counterpart ou The Last Ship), nous avons dressé un état des lieux du Monde des Séries. Certains de nos choix pouvaient paraître trop évidents, d’autres pas assez. Il y a comme toujours une part d’aléatoire dans la sélection faite. Qui est prêt à écrire et sur quoi ? Dans ce domaine la subjectivité triomphe naturellement. 
 
 
Je voudrais au nom de l’Institut Montaigne et en mon nom propre remercier ici, tous ceux qui se sont prêtés à l’exercice en ce mois d’été.

 

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