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06/03/2023

Ukraine : les émotions sélectives du monde

Ukraine : les émotions sélectives du monde
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

À l’Assemblée Générale des Nations Unies, les résolutions exigeant le retrait des troupes russes d’Ukraine - il y en a eu 3 jusqu’à présent - se suivent et se ressemblent. Et après un an de conflit - en dépit des crimes commis par l’armée russe - le nombre de pays (comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud) qui s’abstiennent de condamner l’action de Moscou n’a guère varié. Tels les émigrés de Coblence de retour en France à la Restauration, les « géants » du Sud Global semblent, selon la formule attribuée à Talleyrand, n’avoir « rien appris et rien oublié » face aux événements tragiques qui se déroulent à l’Est de l’Europe. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’il s’agit à leurs yeux d’un simple conflit autour de l’OTAN, sinon « d’une querelle de famille entre Blancs » ? Pourquoi le Sud, qui a été embrigadé au cours du vingtième siècle dans deux guerres mondiales, devrait-il prendre parti ? Le monde occidental se soucie-t-il de lui, et des conflits qui ensanglantent l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie ?

La sélectivité des émotions joue dans les deux sens. « Vous ignorez mes souffrances, je refuse de m’immiscer dans vos querelles ». Et puis l’Amérique, de l’Asie au Moyen-Orient, ne se comportait-t-elle pas hier comme le fait la Russie aujourd’hui ? On doit bien sûr ajouter des considérations plus rationnelles et intéressées à ces positions émotionnelles. L’accès aux hydrocarbures russes à des prix intéressants est une considération non négligeable pour des pays comme l’Inde (sans parler de la Chine, qui serait de toute façon dans le camp de la Russie).

Méconnaître les émotions ressenties par les pays du Sud, ignorer le rôle négatif joué par les souvenirs de la période coloniale, serait une erreur. Dans ce que l’on appelait hier le Tiers Monde, le passé reste omniprésent dans les consciences.

Il y a aussi, pour un certain nombre de pays africains francophones, des considérations spécifiques. La Russie, à travers ses mercenaires, constitue comme un substitut à l’ancienne puissance coloniale française. Elle n’a pas de passé impérial dans la région. De plus, elle ne soumet pas son aide à des conditions de progrès démocratique et de lutte contre la corruption. Dans un pays comme l’Afrique du Sud, on n'oublie pas l’aide apportée par l’URSS à l’ANC pendant la période de l’apartheid. Méconnaître les émotions ressenties par les pays du Sud, ignorer le rôle négatif joué par les souvenirs de la période coloniale, serait une erreur. Dans ce que l’on appelait hier le Tiers Monde, le passé reste omniprésent dans les consciences.

Mais en rester là, dans une simple pose de culpabilité et de repentance, ne suffit pas à rendre compte de la réalité. Ce n’est pas simplement ce que « nous leur avons fait hier », qui explique leur comportement aujourd’hui. Leur neutralité dans un conflit - qui nous apparaît à nous occidentaux - d’une lumineuse simplicité : la lutte du bien (l’Ukraine) contre le mal (la Russie) est aussi la conséquence directe de ce que ces pays sont devenus au fil du temps. Leurs non choix reflètent leur crise morale, tout autant que politique.

Le cas de l’Afrique du Sud - qui vient de recevoir avec chaleur le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov et de tenir des manœuvres navales communes avec la Chine et la Russie - est particulièrement éclairant. Il y a un peu plus de vingt ans, l’Afrique du Sud de Mandela était un phare pour l’ensemble du continent africain, sinon le monde. Je me souviens en 1995 d’un dîner informel à l’Ambassade de Grande-Bretagne le soir où l’Afrique du Sud venait de remporter la Coupe du Monde de Rugby. Un grand nombre de convives - y compris l’auteur de ces lignes - étaient fiers de porter le maillot de la « nation arc en ciel ».

C’est peu de dire, que l’Afrique du Sud aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était. Son statut moral s’est largement effondré, sous l’effet combiné de l’aveuglement face à la crise du Sida, et de la corruption. Il ne faut pas hésiter à appeler un chat un chat. Tous les pays du Sud Global qui refusent de considérer qu’ils pourraient être eux aussi les prochaines victimes de la victoire de la force sur le droit, ignorent à leur dépens la gravité de la crise du multilatéralisme. L’ONU est presque totalement paralysée par le comportement de la Russie.

Des pays plus proches de l’épicentre du tremblement de terre géopolitique causé par Moscou sont par nécessité plus sages. Au Kazakhstan comme en Azerbaïdjan, les dirigeants commencent à prendre leur distance avec une Russie dont ils risquent de devenir les prochaines victimes.

Comment convaincre les pays du Sud Global que « nous sommes tous dans le même bateau », face au néo-impérialisme expansionniste et anachronique de la Russie ? La Guerre en Ukraine n’est certes pas, à elle seule, responsable de l’inflation du prix des biens de première nécessité, mais elle y a contribué de manière décisive. Se contenter de dire qu’il n’est pas possible de choisir entre Charybde et Scylla, se draper derrière l’argument classique et si facile que l’universalisme est un concept commode qui ne reflète que les priorités du monde occidental, n’est ni juste, ni sage.

Comment convaincre les pays du Sud Global que « nous sommes tous dans le même bateau », face au néo-impérialisme expansionniste et anachronique de la Russie ?

En résistant à l’armée russe, les Ukrainiens ne sont pas seulement la première ligne de défense de l’Europe, ni même plus globalement de l’ensemble du monde occidental et démocratique. Ils font la démonstration qu’en 2023, à l’heure du réchauffement climatique et des pandémies, on ne peut impunément par la force mépriser totalement le droit international et redessiner arbitrairement les frontières du monde.

Dans les années, sinon dans les mois qui viennent, l’équilibre du monde dépendra d’une double évolution. Ou le monde occidental réussira à contenir et même isoler Moscou, en entrainant l’immense majorité des pays du Sud Global derrière lui dans sa condamnation de la Russie. Ou bien l’inverse se produira : la lassitude, sinon la peur, conduisant Européens et Américains à prendre leurs distances vis-à-vis d’une guerre en Ukraine qui n’a que trop duré. Poutine compte sur notre fatigue et ses alliés dans le Sud Global : le sort de l’Ukraine n’est-il pas plus important pour les Russes que pour les Occidentaux mais aussi le reste du monde ?

Il nous faut faire la démonstration aux pays du Sud, que sur la question de l’Ukraine, intérêts et valeurs sont indissociables.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 05/03/2023

 

Copyright image : PHILL MAGAKOE / AFP

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