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20/01/2021

Turquie et Europe, la valse continue

Trois questions à Emre Gönen

Turquie et Europe, la valse continue
 Emre Gönen
Enseignant et politologue

Le 12 janvier dernier, le Président Erdogan a tenu un discours devant les Ambassadeurs de l’Union européenne (UE) à Ankara, affirmant vouloir "remettre sur les rails" la relation turco-européenne. Cette annonce fait suite à une période de froid causée notamment par les activités de la Turquie dans les eaux contestées de Méditerranée orientale. L’annonce suscite donc un certain degré de scepticisme chez certains, d’autant que les négociations pour l’entrée du pays dans l’UE sont au point mort depuis des années. Emre Gönen, professeur à l’Université Bilgi à Istanbul et spécialiste des relations UE-Turquie, répond aux questions de Mahaut de Fougières, chargée d’études sur les questions internationales, sur les intentions du Président Erdoğan, et les évolutions des relations euro-turques.

Comment expliquer la récente main tendue du Président Erdoğan, qui souhaite apparemment "remettre sur les rails" ses relations avec l'UE, après des mois d’importantes tensions ? 

Il est très difficile de suivre le cheminement de la pensée du président de la République turque depuis la tentative de putsch de 2016. On peut affirmer sans vraiment courir le risque de se tromper que Recep Tayyip Erdoğan, depuis cette date, tient à améliorer ses relations avec l’armée turque plus que toute autre chose. Ce faisant, il tient aussi à garder, tant que faire se peut, son rôle de protecteur moral des intérêts des populations musulmanes de par le monde entier. Sa ligne politique est donc une approche "Eurasienne" comme on l’appelle en Turquie, c’est-à-dire une politique d’alliances régionales, pas toujours nécessairement dans la ligne des alliances occidentales, doublée d’une approche s’inspirant de l’islam politique. Cette dernière n’existe pas vraiment en tant qu’idéologie, c’est une politique éminemment autarcique, enrobée dans un jargon religieux et offensif. Les relations du Président Erdoğan avec les forces armées (dont le dernier chef d’état-major, Hulusi Akar, est devenu ministre de la Défense et l’un des hommes forts de l’entourage du Président), mais aussi avec le Parti Nationaliste d’Action (MHP) sont donc devenues très importantes. On peut certainement parler d’une coalition de fait entre Devlet Bahçeli, Président inamovible du MHP et Tayyip Erdoğan. La ligne politique est donc bien visible, nationaliste, avec de fortes connotations religieuses, par moment avec des notes très anti-américaines et anti-européennes.

Comment alors expliquer cette tentative de "remettre sur les rails" les relations turco-européennes ? Et d’ailleurs, quels sont les dynamiques qui ont poussé le Président turc à amorcer cette ouverture (qui reste pour le moment juste une déclaration, qui n’est suivie d’aucun effet) ? La première explication est évidente : la Turquie, en matière économique, est presque totalement intégrée au grand marché unique, avec tout ce que cela peut comporter comme traditions industrielles, production sous licence, investissements de capitaux et de biens et mécanismes de régulation. Il est presque impossible de revoir et de restructurer l’économie turque parallèlement aux desiderata des dirigeants de l’heure. Or, les relations Turquie-UE sont dans une impasse depuis près de quatre ans. La révision des modalités de fonctionnement de l’union douanière a été reportée sine die par les autorités communautaires, au vu des manquements à l’État de droit par la Turquie, et dans ces temps de pandémie, cette anomalie est en train de créer de très graves problèmes. 

La ligne politique [d'Erdoğan] est donc bien visible, nationaliste, avec de fortes connotations religieuses, par moment avec des notes très anti-américaines et anti-européennes.

D’autre part, la Turquie tient sa force régionale non pas de sa capacité à conduire des opérations militaires au-delà de ses frontières, mais de celle à agir en tant que "pouvoir discret, souple et doux", capable d’exporter de la stabilité pour les États voisins. Mais l’opinion publique en Europe étant axée sur les relations conflictuelles entre Chypre, la Grèce et la Turquie, cette dernière est considérée comme le fauteur de troubles dans la région. Les dernières décisions prises par le pouvoir en Turquie ont consolidé cette image et les opérations contre le PKK séparatiste ne font que renforcer cette opinion. Or, la Turquie a eu une politique bien différente pendant des décennies, à partir de la fondation de la République en 1923. 

Mustafa Kemal Atatürk a mis l’accent sur la reconstruction du pays, en minimisant les dépenses militaires (que la Turquie en ce moment serait bien incapable de financer) et en mettant en exergue les alliances régionales telles que le Pacte des Balkans ou le Pacte de Sadabad.

Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout après la pression exercée par Staline, toute la politique étrangère de la Turquie s’est construite autour de l’Alliance atlantique. Ce n’est pas très étonnant puisque depuis la fin du XVIIIe siècle, l’Empire Ottoman essayait de se restructurer en prenant les institutions européennes comme exemple (surtout pour l’armée, mais pas uniquement). Après 1945, toute l’Europe de l’Ouest était à l’heure américaine, donc la Turquie aussi. Cet état des choses n’a pas empêché la Turquie de servir de modérateur entre les deux pays durant la guerre Iran-Irak qui a duré huit ans, de servir d’interface entre Israël et la Syrie, en 2007, de résoudre pacifiquement le nettoyage ethnique que la Bulgarie socialiste avait entrepris contre sa minorité turque en 1987, en accueillant près d’un demi-million de réfugiés.

La Turquie a su, pendant les années 1960, importer les technologies sophistiquées qu’elle n’arrivait pas à se procurer auprès de ses alliés, de son voisin soviétique. Le complexe sidérurgique d’Iskenderun en est le meilleur exemple. Tout ceci pour dire que la Turquie, très fortement ancrée à l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, pouvait se créer une marge de manœuvre conséquente lorsqu’il s’agissait de ses intérêts nationaux et pouvait fort bien établir des relations bilatérales régionales qui ont contribué à son rôle de "stabilisateur" dans la région. Tout cela s’est perdu depuis une dizaine d’années, la Turquie est en conflit larvé ou ouvert avec pratiquement tous ses voisins, à part la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Cet état des choses ne saurait se pérenniser, d’où une tentative de changement de cap de la part du pouvoir politique en Turquie, dont on attend toujours la concrétisation sur le plan pratique. 

Comment les Européens vont-ils accueillir cette main tendue ? Quelles peuvent être les prochaines étapes de la relation UE-Turquie ? 

L’Union européenne est tenue de respecter un certain nombre de conditions, qu’elle-même a posées et qui existent dans les traités fondateurs, avant de normaliser ou de suspendre ses relations institutionnelles avec un pays tiers. Dans ce but, elle a pris un certain nombre de décisions, presque toutes ayant trait au bon fonctionnement de la démocratie en Turquie, à la liberté d’expression, au pluralisme, à la séparation essentielle des pouvoirs, au respect des minorités et la liste est encore longue. Sans de solides et tangibles pas dans cette direction, sans établir l’indépendance du pouvoir judiciaire dans les faits, il serait difficile pour l’UE de "normaliser" les relations avec la Turquie. En fait, une véritable normalisation serait de reprendre les négociations d’adhésion qui sont au point mort depuis près de six ans. Ceci est un scénario d’horreur pour les dirigeants européens, car il existe un rejet presque inné concernant une Turquie membre de l’UE. Même lorsque la Turquie remplissait largement, et beaucoup mieux que certains autres pays candidats (qui sont devenus membres entre-temps), toutes les conditions d’accès à l’adhésion, des coups bas et des manquements aux promesses officielles ont eu lieu. Aujourd’hui, la Turquie s’est tellement éloignée des principes de bonne gouvernance et des critères politiques de Copenhague qu’on a largement oublié, ou préféré oublier, la très mauvaise foi des dirigeants européens dans les années 2002 à 2007. 

La "normalisation" des relations se fera dans le cadre d’une révision de l’union douanière, dans le meilleur des cas. Pour le moment la seule relation qui "marche" entre l’UE et la Turquie est le programme d’aide aux réfugiés (au nombre de près de quatre millions), qui, malgré des retards, a été d’une aide considérable pour la vie quotidienne de l’immense majorité de cette population malheureuse. Il est possible et souhaitable au demeurant que cette aide continue, mais le volet financier européen prévu pour le septennat à venir ne contient pas de mesures spécifiques pour cette situation.

Le pouvoir en Turquie, qui a choisi de créer l’incident il y a plus d’un an en laissant des dizaines de milliers de réfugiés forcer l’entrée par la frontière grecque, n’a pas vraiment aidé l’UE à prendre des mesures immédiates.

Même lorsque la Turquie remplissait largement, et beaucoup mieux que certains autres pays candidats (qui sont devenus membres entre-temps), toutes les conditions d’accès à l’adhésion, des coups bas et des manquements aux promesses officielles ont eu lieu.

Toujours est-il que la peur de voir cette population de réfugiés arriver dans les îles grecques pourrait tout à fait jouer en faveur de la continuation de ce programme d’aide et d’intégration. 

Que peut-on attendre des discussions entre la Grèce et la Turquie qui reprendront le 25 janvier ?

Le poids symbolique du commencement des discussions (en fait, des pourparlers d’exploration) est très important. Cela démontre qu’il existe une volonté de désescalade de part et d’autre. Il faut souligner que cette initiative sort l’OTAN et l’UE d’un très mauvais pas. En ce sens, c’est le début d’un retour à la normale et aussi aux relations et usages diplomatiques, ce qui est une excellente chose. La France, par le biais de son Président, a aussi laissé entrevoir une volonté de diminuer la tension extrême qui s’était instaurée dans les relations bilatérales. Ce sont de bons signes, mais le fait est que le dégât qui a eu lieu dans le domaine des relations diplomatiques entre la Grèce, la France et la Turquie, est tel qu’il faudra beaucoup plus que des pourparlers exploratoires ou des échanges polis de lettres pour établir un nouveau dialogue vraiment constructif.

Deux points structurels en ce qui concerne ces relations. 

  • D’abord la Grèce : depuis la fondation de la Grèce moderne, qui remonte au début XIXe siècle, il existe une constante de la diplomatie grecque qui est de ne jamais rester seule avec (d’abord l’Empire Ottoman, ensuite) la Turquie à la table des négociations. Ce principe lui a valu beaucoup de succès diplomatiques, et les rares fois où ces deux pays se sont trouvés en tête-à-tête, les conséquences des accords n’ont pas été du goût des Grecs par la suite. D’ailleurs toutes les critiques dans les media grecs se concentrent sur un seul point : l’agenda des négociations avec la Turquie. Il existe un consensus total et admirable pour soutenir que les pourparlers exploratoires ne devraient concerner qu’un seul point de désaccord et ne pas se transformer en une plateforme de négociations plus étendues. En ce sens, à moins que la Turquie accepte de prendre part à une table ronde multilatérale avec des pays de l’UE pour les problèmes gréco-turcs, ce qui est fort peu probable, il ne faut pas attendre grand-chose de ces pourparlers, au-delà d’une accalmie.
     
  • Ensuite la France, avec laquelle les relations de la Turquie vont de mal en pis. La dernière visite diplomatique au succès réel remonte à la présidence du Général De Gaulle, en 1969. Des périodes creuses ont eu lieu durant les septennats de Valéry Giscard d’Estaing (à cause de son côté hellénophile mais aussi son refus total de considérer la Turquie comme un pays européen) et surtout de Nicolas Sarkozy. Des efforts louables ont été faits sous François Hollande, et en partie sous Jacques Chirac. François Mitterrand avait une vision plus sophistiquée et réaliste de la Turquie, néanmoins l’opposition féroce contre la Turquie en Europe existant au sein du parti socialiste ne lui a pas permis d’établir des relations plus stables et durables. Mais il existe peut-être une explication plus psychologique, qui n’a pas été vraiment étudiée en tant que telle, pour comprendre cette relation toujours plutôt froide entre les deux pays. La République turque s’est fondée pratiquement en étant calquée sur l’exemple républicain de la France. Les principes, le système administratif, le code commercial, le principe unitaire, laïc et centralisateur ont été totalement copiés sur le modèle français. Le résultat aujourd’hui n’est pas très brillant, et il y a toujours eu en Turquie une opposition conservatrice, s’inspirant de l’islam, contre le système laïc. La République turque n’a pas su se réformer en ce qui concerne la décentralisation (éminemment à cause de la question kurde), la participation, le pluralisme et surtout la liberté d’expression. La transparence et la responsabilité publique font toujours défaut. Ce que l’opinion publique, mais surtout l’élite politique, française voit en regardant la Turquie est, toutes proportions gardées, une caricature de l’idée de la République, créée, développée et vécue en France. Un peu comme disait Lefebvre, qui comparait la modernité et la révolution, dans ses Thèses sur la modernité, et qui trouvait que cette dernière mimait la révolution en la tournant en dérision et en la caricaturant. Cette idée mérite en tout cas d’être explorée. 

 

Copyright : Adem ALTAN / AFP

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