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30/11/2022

Technologies numériques : comprendre le retard croissant de l'Europe en huit graphiques

Technologies numériques : comprendre le retard croissant de l'Europe en huit graphiques
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques
 Olivier Coste
Auteur
Entrepreneur

Lors du débat du second tour de l’élection présidentielle, le 20 avril 2022, les retards de la Tech française se sont invités dans la discussion. "Amazon, Apple, Google sont américains, TikTok est chinois, comment faire pour avoir demain un Google français, un Steve Jobs français ?" interroge la journaliste Léa Salamé, consacrant l'importance de ces sujets dans le débat politique national. 

Les retards français et européens en matière technologique sont régulièrement pointés du doigt. La nouvelle rivalité sino-américaine surplombe la compétition mondiale. Loin derrière, l'Europe voit sa position se dégrader. Ce retard n'a pourtant rien d'inéluctable. Les causes sont bien identifiées et traitables. Pour la première fois depuis 1945, le coût politique de l’inaction pourrait s’avérer supérieur à celui du changement. Il y a là une opportunité historique de revenir au premier plan de l'innovation et de renforcer la sécurité du continent.

Depuis plusieurs mois, la tension monte entre la Chine et les États-Unis sur la Tech. Le Président chinois Xi-Jinping a ainsi déclaré que "l'innovation technologique est devenue le principal champ de bataille du jeu global, et la concurrence pour la domination technologique va atteindre des niveaux de férocité sans précédent." L'ancien PDG de Google alerte l'opinion américaine : "sur chacune des technologies fondamentales du XXIème siècle - intelligence artificielle, semiconducteurs, 5G, informatique quantique, biotechnologies et énergie verte - la Chine pourrait bientôt être le leader global". En août 2022, le Président Joe Biden signe le CHIPS and Science Act octroyant 280 milliards de dollars à l’industrie américaine de la Tech pour "contrer la Chine". Au sein de ces sommes, 52,7 milliards de dollars sont consacrés aux semiconducteurs.

La révolution technologique n'affecte pas seulement l'industrie traditionnelle, elle bouleverse nos vies, notre rapport au politique et donne un avantage critique aux forces armées (grâce aux satellites, drones, missiles guidés…), comme le montre en ce moment même la déroute russe en Ukraine. Les dirigeants américains savent que leur domination mondiale tient autant à leur puissance technologique qu'à leurs 12 porte-avions. Les dirigeants chinois savent que la contestation du leadership américain passe d'abord par la Tech. L’Europe est en revanche absente de cette confrontation, faute d'avoir réussi à devenir une véritable techno-puissance. 

Les indicateurs européens en matière technologique sont au rouge. S’agissant de la R&D investie spécifiquement dans la Tech, la part des pays européens, rapportée au total de la R&D mondiale en Tech, diminue rapidement depuis 15 ans. L'Allemagne est passée de 8 % à 2 % ; la France de 6 % à 2 %. 

L'Union européenne investit cinq fois moins en R&D privée dans la Tech que les États-Unis. Partie de rien il y a 20 ans, la Chine a largement dépassé l'Europe et vise à rattraper le continent américain rapidement. 

Si l'on s'intéresse maintenant aux plus grandes entreprises de la Tech, classées par investissement en R&D, la domination des acteurs américains est évidente. La présence des champions chinois est déjà impressionnante. La faible présence des industriels européens est criante. 

Un autre indicateur souvent évoqué est l'investissement dans les startups. Tout d'abord, l'Europe attire trois fois moins de financements que les États-Unis. 

Ensuite, au sein de l'Europe, la France attire trois fois moins d'investissements que le Royaume-Uni, l'Allemagne attire deux fois moins d'investissements que le Royaume-Uni, alors que son PIB est 40 % supérieur.

Enfin, on cite souvent les licornes comme témoins du dynamisme de la French Tech. En la matière, la France n’est que le 6ème pays européen par la capitalisation boursière de ses licornes, loin derrière le Royaume-Uni et Israël (compté comme européen dans ce classement).

Les coûts de la prise de risque en Europe 

Ainsi, pour la France comme pour l'Europe, malgré une progression sur certains indicateurs comme les levées de fonds, les indicateurs sont au rouge. Pourquoi ? Les causes généralement invoquées sont nombreuses et bien connues : une culture européenne plus réticente à la prise de risque ; la fragmentation du marché européen ; des capitaux insuffisants ; une réglementation nuisible à l'innovation ; une politique de la concurrence fragilisant les champions européens, en bloquant les fusions et en limitant les aides publiques… Toutes ces causes sont valables. Pourtant, les gouvernements européens les connaissent et cherchent à les corriger depuis au moins 30 ans, sans parvenir à empêcher la dégradation de la situation. Faut-il chercher ailleurs ?

Après avoir passé collectivement plus de 50 ans dans le monde de la Tech, dans des grands groupes et dans des startups, les auteurs de cette note ont pu observer l’existence de plusieurs facteurs pénalisant l’Europe en matière de développement numérique : 

Le premier et l'objet de cette note concerne les coûts de restructuration : 200K€ est le coût par personne d'une restructuration d’une équipe de R&D en Europe continentale, dans une grande entreprise. Ce coût inclut la durée de la négociation sociale, les indemnités de départ, les mesures de reclassement ou de réindustrialisation. Il est similaire dans toute l'Europe continentale, avec un pic à 250K€ en Allemagne. Ce coût n'existe ni aux États-Unis, ni en Chine, ni en Inde. 

Une grande entreprise qui lance un projet en Europe devra payer la restructuration des équipes en cas d'échec. Un exemple typique est décrit ci-dessous : 

Le taux de réussite de projets dans la Tech est environ de 1 sur 5. Chez Amazon, Google ou Microsoft, on lance des projets innovants, après qualification approfondie, tout en sachant que 4 projets sur 5 vont échouer. Les fonds d'investissement financent 10 projets pour un vrai succès, et neuf qui vivotent ou échouent. Nous sommes en pleine révolution industrielle, avec des incertitudes sur les technologies, les clients, les consommateurs, les concurrents, que les industries matures n'ont plus. C'était pareil pour les constructeurs automobiles en 1900 en Europe. 

Si l'on combine ces deux chiffres, on constate qu'une grande entreprise qui lance 5 projets innovants et risqués gagne de l’argent aux États-Unis et en perd en Europe continentale : 

Ces coûts de restructuration n’ont pas d’impact sur les startups de la Tech au début de leur croissance. En revanche, ils rendent illogiques les investissements dans la Tech par les grands groupes en Europe. Or les 200 milliards de $ de R&D Tech aux US sont financés aux trois quarts par les anciennes startups devenus grands groupes comme Amazon, Alphabet-Google (30 milliards de $ en 2021), Meta-Facebook (24), Apple (22), Microsoft (21), Intel (15)… Aucun groupe, européen ou autre, n'investit des sommes similaires en Europe (40 milliards au total en Tech). Les startups européennes n’ont jamais réussi à grossir au niveau des leaders américains ou chinois. Les coûts de restructuration européens en sont une des raisons profondes, car dès que les startups européennes atteignent une taille significative (plusieurs milliers de salariés), elles sont confrontées aux coûts de restructuration des grands groupes et, mécaniquement, doivent cesser d'investir sur de nombreux projets risqués, contrairement aux anciennes startups américaines comme Microsoft ou Google qui gardent cette capacité. 

En outre, ce sont ces grands groupes qui acquièrent des startups pour des montants astronomiques, comme WhatsApp (16 milliards), LinkedIn (26) ou Slack (28), propulsant la rentabilité des fonds de capital-risque américains à des niveaux inconnus en Europe et attirant toujours plus de capitaux vers le financement des startups américaines. Ceci explique en partie pourquoi les startups européennes attirent trois fois moins de capitaux qu’aux US. 

Ces coûts de l'échec nuisent aussi à l'adaptation des champions européens de la Tech aux changements de technologies. Devant basculer rapidement du fixe au mobile, Alcatel a dépensé près de 10 milliards en restructurations ; c'est une des causes de sa disparition. Atos doit basculer de l'informatique traditionnelle au cloud, avec des équipes principalement en Allemagne et en France ; il est confronté à des difficultés beaucoup plus grandes que ses concurrents américains ou indiens. 

Enfin, le coût de l’échec explique pourquoi des startups démarrées en Europe trouvent plus facilement aux États-Unis des grands clients prêts à lancer des projets innovants et risqués, quitte à les fermer rapidement s’ils échouent. À l'inverse, les grands clients européens de tous les secteurs sont prudents face aux innovations incertaines de la Tech et évitent les projets susceptibles d'entraîner des restructurations. 

Ainsi, même si les autres causes du retard de l'Europe sont également valables, la réforme des coûts de restructuration est une étape nécessaire pour le retour de l'Europe dans la révolution industrielle en cours, la Tech.

Alors que d'importants efforts ont été faits pour permettre que l'accès au capital soit plus aisé de la part des entrepreneurs européens et plus encore français, ces caractéristiques du modèle européen réduisent considérablement la portée de ces choix politiques. 

Un deuxième article sera consacré aux propositions, toutes les données sont issues de l'ouvrage L'Europe, la Tech et la Guerre.

 

Copyright : Pau BARRENA

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