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03/02/2022

Sortir de l’enlisement au Liban

Trois questions à Anne Gadel

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Sortir de l’enlisement au Liban
 Anne Gadel
Ancienne directrice générale de l'Institut Open Diplomacy

L’ancien Premier ministre sunnite Saad Hariri a annoncé fin janvier quitter la scène politique - et son parti ne participera pas aux élections législatives du mois de mai -, dans le contexte d’un pays frappé par l'une des pires crises économiques au monde depuis la moitié du XIXème siècle, selon la Banque mondiale. Quelles perspectives politiques et économiques pour le Liban ? Quel rôle pour la France ? Anne Gadel, ancienne directrice générale d’Open Diplomacy et spécialiste du Moyen-Orient, répond à nos questions. 

Le porte-parole du FMI a annoncé que l’institution évaluait actuellement les chiffres présentés par le gouvernement pour identifier les pertes du secteur financier, et qu’elle poursuivait ses discussions avec les autorités politiques et économiques. Le Liban est-il aujourd’hui capable d’entamer des réformes structurelles permettant de sortir de la crise dans laquelle il est embourbé ?

Pour répondre à cette question, il suffirait presque de rappeler comment se sont passées les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI), ouvertes en mai 2020. Elles ont très rapidement atteint un point de blocage au sujet de la taille des pertes du secteur financier libanais. La classe politico-financière (que d’aucuns qualifient de "bancocratie") a fait montre de toute la force de blocage dont elle est capable afin de reporter sine die le projet d’audit bancaire qui mettrait à mal le système sur lequel fleurissent le clientélisme, la corruption et l’incurie au Liban. Les discussions ont repris en septembre 2021 au moment de la formation du gouvernement Mikati, qui a finalement avancé le chiffre de 68 milliards de dollars de pertes sur lequel la Banque centrale et l’Association des Banques du Liban se sont accordées, et qui correspond au chiffre estimé par le gouvernement Diab en 2020. La délégation libanaise a ré-entamé des pourparlers avec le Fonds le 24 janvier 2022, mais le budget et le plan de sauvetage du pays présentés en Conseil des ministres le 20 janvier restent insuffisants pour constituer une base de négociation. 

Un accord avec le FMI est d’autant plus urgent qu’il amènerait d’autres bailleurs internationaux à s’engager.

Un accord avec le FMI est d’autant plus urgent qu’il amènerait d’autres bailleurs internationaux à s’engager et qu’il débloquerait l’aide de 11 milliards de dollars promise à la conférence CEDRE de 2018. Les réformes structurelles en question touchent au fonctionnement même de l’État et de l’administration libanaise. Elles concernent une refonte totale du système fiscal et de la collecte de l’impôt, la réforme du secteur de l’électricité, ou encore le développement d’une véritable sécurité sociale. 

Dans un pays fonctionnel, cela demande un alignement des objectifs politiques et une convergence de tous les moyens et compétences de l’État. Dans le Liban de 2022, il est très difficile de penser que cela soit possible, on parle à son sujet d’un "État failli" qui ne tient que par la mise sous perfusion de son armée. Il faut rappeler en outre que le pays a subi près de treize mois de vacance du pouvoir cumulés depuis octobre 2019, et que le Conseil des ministres n’avait pas pu se réunir pendant près de trois mois. 

Le Hezbollah et Amal ont annoncé la fin du boycott des réunions gouvernementales sur le budget 2022 et le plan de redressement économique. Comment expliquer cette décision ? La reprise des discussions augure-t-elle la perspective d’une amélioration de la situation politico-économique du pays ?

Tout comme la décision de boycotter les séances du Conseil, la décision du "tandem" chiite (Hezbollah et Amal) d’y revenir procède d’une combinaison de facteurs internes et régionaux. 

La raison évoquée par le tandem dans son annonce du 15 janvier est l’urgence de régler la crise économique dans l’optique des discussions imminentes avec le FMI. Ils ont d’ailleurs strictement circonscrit leur participation à l’examen par le Conseil des ministres des questions économiques, soit le budget pour 2022 et le plan de redressement économique. Ils ne souhaitent en effet pas être tenus pour (seuls) responsables de la déstabilisation du pays, et se comportent à ce titre comme toute autre formation politique, qui préfère "manager" le risque plutôt que le chaos. Le Hezbollah a intérêt au maintien d’un relatif statu quo dans la mesure où les ressources de l’État libanais sont une manne économique et politique pour lui comme pour les autres partis. En outre, il apparaissait d’autant plus urgent de débloquer la situation que Gebran Bassil, le chef du Courant Patriotique Libre (CPL), menaçait de faire voter une motion de censure au Parlement, désignant le tandem comme responsable. 

Des raisons géopolitiques ont également joué. Dans le contexte des négociations sur le nucléaire iranien, il se peut que Téhéran ait donné l’ordre à ses proxys de desserrer leurs positions et d’adoucir leur ton vis-à-vis des pays arabes du Golfe, avec lesquels il est engagé dans des initiatives de rapprochement. 

L’Arabie saoudite, suivie du Bahreïn, du Koweït et des Émirats arabes unis, a coupé ses liens diplomatiques avec le Liban en novembre 2021, excédée que le pays, par l’intermédiaire de ses relais sunnites, ne soit pas capable d’endiguer la mainmise du parti de Dieu sur la scène politique du pays. Les pressions des Occidentaux, en particulier de la France et des États-Unis, ont sans doute joué également alors que la reprise des discussions avec le FMI était imminente. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne a adopté un cadre pour des sanctions ciblées qu’elle coordonne avec Washington.

Les pressions des Occidentaux, en particulier de la France et des États-Unis, ont sans doute joué également alors que la reprise des discussions avec le FMI était imminente.

Cette reprise des discussions n’augure cependant nécessairement pas une amélioration de la situation, les fondamentaux de l’équation libanaise restant les mêmes. La perspective des législatives ne va rien arranger, et le départ de Hariri de la scène politique, qui laisse la classe sunnite complètement atomisée, non plus. 

La France a toujours entretenu un lien diplomatique très fort avec le Liban. Au-delà du soutien économique dont le Liban a indéniablement besoin, quel rôle peut jouer la France dans l’amélioration de la situation politique du pays ?

L’initiative française au Liban a eu des conséquences pour le moins ambivalentes. Si la France semble être le seul pays occidental à vouloir prendre en main le "dossier libanais" dans un souci de préservation de la stabilité du pays, elle tient une ligne très difficile, résumée par l’oxymore présidentiel de "l’exigence sans l’interférence". La France a l’avantage de parler à tout le monde, y compris le Hezbollah, et de défendre une ligne alternative à la ligne dure de pression maximale qui avait court sous le mandat de Donald Trump, ne considérant le Liban que sous le prisme du problème iranien. 

En revanche, s’étant impliqué personnellement, Emmanuel Macron subit également personnellement les revers de cette initiative. Une erreur de calcul fondamentale semble avoir été faite en considérant que la classe politique libanaise allait accepter un ultimatum et se faire imposer un calendrier pour la formation d’un gouvernement technocratique. Pensant jouer sur l’effet de choc provoqué par l’explosion du 4 août 2020 pour secouer la classe politique, il n’a pas compté sur son attentisme à toute épreuve. Même si Paris a par la suite revu ses ambitions à la baisse en demandant un gouvernement de transition permettant la tenue des élections législatives, le mal était fait car sa position légitimiste a renforcé la classe dirigeante et de facto amoindri le soutien que l’on aurait pu apporter à l’opposition née de la thawra (littéralement "révolution", renvoie aux manifestations d’octobre 2019 qui ont mené à la démission du gouvernement de Saad Hariri) qui est en cours de structuration. 

Emmanuel Macron a par la suite tenté de faire jouer la dimension régionale en mettant à l’ordre du jour la situation libanaise lors de sa rencontre avec Mohammed bin Salmane à Djeddah en décembre 2021, pour un résultat là aussi contrasté. S’il a réussi à arracher un coup de téléphone avec Najib Mikati, on voit bien que les pays arabes du Golfe comptent moins sur l’intermédiaire du Président français que sur la médiation koweïtienne pour "reconstruire la confiance" avec le Liban. 

 

Copyright : JOSEPH EID / AFP

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