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16/12/2021

Revue de presse internationale #39 : Biden, Poutine et la sécurité européenne

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Revue de presse internationale #39 : Biden, Poutine et la sécurité européenne
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

La stratégie de la tension du Président russe donne de premiers résultats, J. Biden se montre ouvert à une discussion sur les garanties de sécurité demandées par Moscou ; une association de Washington au format "Normandie" est aussi évoquée. Il s’agit là de deux propositions susceptibles de faire débat entre les États-Unis et leurs alliés européens.


Une discussion sur les garanties de sécurité voulues par V. Poutine va s’engager
Lors d'une vidéo-conférence, le 6 décembre, J. Biden a mis en garde son homologue russe contre une intervention en Ukraine, qui conduirait à des sanctions économiques très lourdes et à une restructuration du dispositif militaire de l'OTAN en Europe, rapporte The New York Times. La réponse occidentale irait bien au-delà des mesures prises après l'annexion de la Crimée, souligne-t-on à Washington. "Poutine connaît désormais le prix" d'une invasion de l'Ukraine, écrit la Süddeutsche Zeitung. Dans le même temps, note le quotidien américain, la Maison blanche, est restée vague sur les initiatives diplomatiques possibles en réponse à V. Poutine, qui accuse Kiev de "saboter" la mise en œuvre des accords de Minsk et l'OTAN d'accroître sa présence militaire sur le territoire ukrainien et aux alentours. L'objectif de la Russie, expliquent les Izvestia, est "d'obtenir des garanties juridiques solides, qui excluent un élargissement vers l'est de l'OTAN et le déploiement de systèmes d'armes offensifs dans les régions voisines de la Russie". Cette question des garanties juridiques n’a jamais été évoquée par V. Poutine sous cette forme, précise le quotidien.

Le 8 décembre, J. Biden a annoncé des "consultations à haut niveau avec au moins quatre alliés importants de l'OTAN et la Russie" pour discuter des "préoccupations russes relatives à l'élargissement de l'OTAN et des accommodements susceptibles de faire baisser la tension" en Europe de l'est. Jake Sullivan, son conseiller à la sécurité nationale, a mentionné un soutien de Washington à la mise en œuvre des accords de Minsk, point sur lequel Moscou a opéré un revirement. Autre aspect positif pour Moscou, relèvent les Izvestia, certaines sanctions prévues, visant le gazoduc Nord stream 2 et la dette souveraine russe, ne figurent plus dans le budget de la Défense des Etats-Unis (qui alloue 300 millions $ à l'assistance militaire à Kiev). La concentration massive de troupes russes aux abords de l'Ukraine offre "déjà un succès au Kremlin", analyse Stefan Meister, elle a "accaparé toute l'attention du gouvernement des Etats-Unis et provoqué des discussions alarmistes en Europe sur une nouvelle guerre en Ukraine". "Le Président Poutine, explique l'expert de la DGAP, teste l'Europe et les Etats-Unis sur l'ampleur de leur soutien à l'Ukraine", pour connaître "le prix qu’ils sont prêts à payer pour l'Ukraine".

Le Président russe redoute une perte d’influence en Ukraine

Le contrôle par Moscou du Donbass ne produit pas l'effet désiré (veto sur la politique intérieure et extérieure ukrainienne).

Pourquoi le Kremlin a-t-il décidé de formuler aujourd'hui ces revendications ? D'une part, selon Kadri Liik, parce qu'il est convaincu que ses leviers sur l'Ukraine perdent en efficacité. Le contrôle par Moscou du Donbass ne produit pas l'effet désiré (veto sur la politique intérieure et extérieure ukrainienne), le Président Zelensky met en question les accords de Minsk, il évoque la Crimée occupée et reçoit une assistance militaire de pays occidentaux (Etats-Unis, Turquie...), Moscou peut en conclure, "de manière certes irrationnelle", que Kiev serait tenté par une reconquête militaire du Donbass.

Andreï Kortounov juge plausible cet argument, il rappelle l'offensive azerbaïdjanaise victorieuse de l'an dernier au Haut-Karabakh. Moscou entend marquer à V. Zelensky que, dans ce cas, c'est le sort de M. Saakachvili en 2008 qui l'attend et non celui de I. Aliev en 2020. V. Poutine pourrait aussi craindre un désintérêt à l'égard de l'Ukraine de la part des nouvelles générations russes, avance Kadri Liik. L’importance primordiale qu’il accorde à l’Ukraine, illustrée par son article sur "l'unité historique des Russes et des Ukrainiens", amène à conclure qu'il considère que sa mission historique est de trancher la question avant de transmettre le pouvoir à un successeur moins expérimenté, avance Alexandre Baounov. Il s'agit aussi de clore le chapitre ouvert par la perestroïka et les années 1990 et de restaurer symboliquement la Russie dans son statut de grande puissance, 30 ans après l’éclatement de l’URSS, explique le chercheur de la Carnegie.

Comme ce fût le cas pendant la détente (1960-70) et avec la "nouvelle pensée" gorbatchévienne de la fin des années 1980, l'objectif de Moscou est de ramener la confrontation avec l'Occident à un niveau acceptable, pour disposer d'un front interne stable, et conforter la stature internationale du pays, explique Vladimir Frolov. Mais, cette "détente 2.0" rejette toute ingérence dans les affaires internes. La "corbeille humanitaire" des accords d'Helsinki, qui avait permis la promotion de la conception occidentale des droits et libertés, est considérée comme une grave erreur, marque cet expert, la coopération avec l'Occident doit être circonscrite à des thèmes sécuritaires et économiques, la Russie refuse les cadres de dialogue (OTAN/Russie, UE/Russie), dans lesquels elle se sent "seule contre tous", elle privilégie le dialogue bilatéral avec "quelques acteurs-clé". Cette nouvelle stratégie vise à contraindre l'Occident à des compromis en entretenant des "foyers de tension" dans des "zones sensibles" (Moyen-Orient, Afrique, Balkans). Ainsi, un encouragement aux velléités indépendantistes des Serbes de Bosnie menace les accords de Dayton et pourrait rallumer la guerre civile dans ce pays, s'inquiète Vladimir Frolov.

La question de l’architecture européenne de sécurité fera débat entre alliés

La Russie juge possible de discuter avec J. Biden de ces sujets, estime Kadri Liik, il a la capacité de parler au nom de l'Occident, sa priorité étant la Chine, il peut être tenté de rechercher un accord avec Moscou. V. Poutine a éludé les offres de dialogue d'E. Macron sur l'architecture de sécurité européenne, parce qu'il n'a "jamais pensé que lui, la France ou l'UE aient une voix décisive dans ce domaine".  De "grands experts français" s'étonnent que le "dialogue stratégique" que le Président français voulait engager avec la Russie n'ait débouché sur aucun résultat tangible, il n'y a pas lieu de s'en étonner, relève aussi Vladimir Frolov. En Ukraine, l'impasse du format "Normandie" et la volonté du Président Zelensky de réduire l'influence politique et médiatique russe mettent en question la stratégie du Kremlin, analyse cet expert.

Il s'agit dorénavant pour Moscou de s'assurer du concours de Washington pour appliquer les accords de Minsk, dont "Berlin et Paris se lavent définitivement les mains" et qui "refusent de faire pression sur Kiev", affirment les Izvestia, les Etats-Unis sont désormais jugés incontournables. Washington est le vrai interlocuteur et le principal soutien de Kiev, confirme Stefan Meister. Il n'est pas certain que les Etats-Unis parviennent à faire appliquer les accords de Minsk, mais s'ils échouent, personne ne réussira, affirme Andreï Kortounov.

Il n'est pas certain que les Etats-Unis parviennent à faire appliquer les accords de Minsk, mais s'ils échouent, personne ne réussira.

J. Biden ne peut toutefois accéder aux demandes de V. Poutine et donner des garanties juridiques mettant en cause la souveraineté d'un Etat, l'inviolabilité de ses frontières et le libre choix de ses alliances, souligne die Zeit. Au demeurant, observe l’hebdomadaire, si l'Ukraine aspire tant à rejoindre l'Occident, le Président russe ne peut s'en prendre qu'à lui-même. V. Poutine est aussi attentif aux dissensions internes au camp occidental qu'il exploite, note die Zeit. De fait, "cette discussion sur l'ordre géopolitique européen et la place que doit occuper l'Ukraine", les Occidentaux ne veulent pas la mener, estime Kadri Liik. "Il est difficile de parler d'une unité entre les Etats-Unis et leurs alliés européens sur l'Ukraine", constate Iouri Rogoulev, de plus la situation évolue chez les Européens, relève-t-il, les dirigeants impliqués dans la négociation des accords de Minsk ont quitté la scène. En consultant ses principaux alliés européens et les pays d'Europe centrale, le Président Biden a voulu s'assurer de leur soutien et préparer le terrain à d'éventuelles sanctions, son administration a partagé des informations confidentielles très précises sur le déploiement militaire russe, "beaucoup de capitales alliées dont Berlin", d'après le FT, n'étaient pas conscientes du sérieux de la situation.

La perspective d'un compromis avec Moscou inquiète en Europe centrale et balte, rapporte le même quotidien, une douzaine d'alliés de l'OTAN voudraient couper court à toute discussion sur ces garanties de sécurité. Dans une première réaction, le 10 décembre, le MID s'appuie sur le principe de "l'indivisibilité de la sécurité" (cf. infra), mentionné dans l'acte final d'Helsinki (1975) et repris dans la Charte de Paris (1990), pour demander à l'Alliance de désavouer sa décision de 2008, qui offre une perspective d'adhésion à la Géorgie et à l'Ukraine. 

Comment éviter la confrontation

La "duplicité" qui caractérise, d’après lui, le compromis conclu en 2008 au sommet de l'OTAN à Bucarest (vocation de la Géorgie et de l'Ukraine à rejoindre l'alliance et refus du plan d'action pour l'adhésion) n'a fait que compliquer la situation en créant une "zone grise" potentiellement déstabilisatrice, estime Fiodor Loukjanov. Ce chercheur proche du Kremlin souhaite voir abandonné le principe du libre choix par les Etats de leurs alliances, qui "n'a jamais fait partie de la géopolitique traditionnelle", et aussi réhabiliter le concept de "finlandisation". La menace du recours à la force pour contraindre les dirigeants occidentaux à dialoguer est une tactique à laquelle V. Poutine a régulièrement recours (Syrie, Ukraine), souligne Alexandre Golts, cette fois "le résultat a dépassé toutes ses espérances".

Ll'Ukraine redoute que l'octroi d'une autonomie aux régions sécessionnistes - priorité de la Russie - n'accorde à cette dernière un droit de veto sur les décisions de Kiev.

Un an après la fin de la guerre russo-géorgienne de 2008, rappelle cet expert des questions militaires, Moscou avait présenté un projet, avorté, de traité sur la sécurité européenne ("l'initiative Medvedev" - ndr), avec pour idée maitresse "l'indivisibilité de la sécurité". En l'absence de critère précis, ce texte aurait permis à un Etat de considérer comme une menace à sa sécurité toute action d'un autre Etat, ce qui eût entraîné des litiges sans fin. La discussion que J. Biden a accepté sur l'architecture de sécurité européenne est une "concession à V. Poutine", qui pourrait toutefois, selon Alexandre Golts, être mise à profit pour clarifier les "paramètres qualitatifs et quantitatifs de la conception russe de la sécurité". 

Les accords de Minsk II, signés en février 2015, et "imposés à une Ukraine en position de faiblesse", demeurent aujourd'hui la base d'un règlement dans le Donbass, rappelle Angela Stent. Un désaccord fondamental persiste sur la séquence de mise en œuvre, explique-t-elle, l'Ukraine redoute que l'octroi d'une autonomie aux régions sécessionnistes - priorité de la Russie - n'accorde à cette dernière un droit de veto sur les décisions de Kiev, qui exige en premier lieu l'application des mesures militaires pour mettre un terme à l'ingérence russe et recouvrer le contrôle de sa frontière. L'implication de Washington dans ce processus, aux côtés de Berlin et de Paris, pourrait permettre de reprendre les négociations sur des accords de Minsk amendés et de préciser le calendrier de mise en œuvre, estime cette experte de la Russie. Une garantie américaine est de nature à rassurer Kiev et à conduire à un réengagement avec Moscou. Comme étape initiale, Andreï Kortounov propose d'entamer une désescalade militaire sur la ligne de contact et aux frontières de l'Ukraine, en reprenant une partie des mesures prévues dans les accords de Minsk. J. Biden serait crédité de ce succès, qui lui permettrait d'exercer une "certaine pression sur Kiev" pour obtenir l’application d’une partie des accords de Minsk et la renonciation de Kiev à une solution de force au Donbass. Il s'agira à l'évidence d'un processus long et complexe, souligne le directeur du RIAC, qui, ultérieurement, pourrait permettre de fixer des objectifs plus ambitieux en matière de sécurité européenne. Pour Moscou, conclut Andreï Kortounov, cela implique de diminuer l'appétence de l'Ukraine à une adhésion à l'OTAN et de réduire l’intérêt de l'alliance à s'élargir jusqu'au voisinage de la Russie.

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