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12/05/2022

Quelles priorités numériques pour les années à venir ? 

Quelles priorités numériques pour les années à venir ? 
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

Que pourrait-on recommander à un futur gouvernement à l’égard du numérique alors même que son impact est désormais omniprésent, et que pour ainsi dire aucun volet de l’action publique n’est exempt de l’incidence de cette dynamique nouvelle ? 

En octobre dernier, nous dressions un premier bilan de l’action numérique du mandat Macron I. En cinq ans, le gouvernement a investi de très nombreux champs : la souveraineté du Cloud, les liens entre éthique et intelligence artificielle ou encore la digitalisation des 250 services publics les plus usités. 

Alors qu’un nouveau gouvernement doit se former dans les prochains jours, et que ce sujet a été délaissé durant la campagne, il nous semble important de livrer quelques recommandations qui permettront au nouvel exécutif de disposer d'une ligne politique forte sur le numérique. 

Alors que la révolution numérique bat son plein, le débat sur le modèle de société qui pourrait en découler n’est que rarement abordé. Or, ces technologies ne sont pas neutres ; elles induisent une reformulation particulièrement significative du fonctionnement de nos systèmes sociaux, économiques et politiques. En premier lieu, le numérique redéfinit le rapport des institutions au citoyen, et redessine l’essence du modèle démocratique. Ainsi, l’hypothèse d’un système de e-gouvernement, telle qu’il en existe un en Estonie par exemple, où 99 % des démarches administratives sont réalisables en ligne, suscite le plus souvent des postures abruptes. Certains y voient un moyen permettant de se débarrasser de la bureaucratie, tandis que d’autres craignent un projet structurellement porteur d’un glissement orwellien vers un totalitarisme technologique. Ces postures extrêmes annihilent néanmoins l’enjeu de fond : observer des exemples aussi différents que l’Estonie, la Finlande ou même Taïwan pourrait permettre de susciter un projet de services consensuels, notamment munis des contre-pouvoirs technologiques et institutionnels adéquats. 

Services publics numériques : repenser l’expérience utilisateurs

En France, en dépit des avancées mentionnées plus haut, la situation actuelle ne peut être qualifiée de satisfaisante. S’il faut saluer l’accélération de la numérisation des 250 services publics les plus fréquemment utilisés, on ne peut totalement s’en satisfaire, car cette numérisation se limite trop souvent à la seule dématérialisation. En ce sens, elle renforce des processus bureaucratiques préexistants, sans pour autant repenser la nature même des politiques publiques, négligeant de la sorte le vrai potentiel du numérique. C’est en partie ce qui pourrait expliquer que les Français sont, au sein des pays de l’Union européenne, les plus critiques à l’égard de la numérisation des services publics ; un point qui est particulièrement ressorti lors du Grand Débat, l’acte thaumaturge censé dissoudre les maux des Gilets jaunes. Des questions essentielles restent par ailleurs irrésolues : les politiques publiques doivent-elles être davantage proactives ? Plusieurs pays ont commencé ou envisagent de croiser des données (sociales, éducatives, sanitaires…) pour détecter de façon précoce un risque de décrochage élevé chez un enfant ou un risque de perte d’emploi chez un adulte, ceci afin de mettre en place des dispositifs préventifs. La France doit-elle aller jusque là ? Et si oui, dans quelles conditions et avec quels gardes fous ? Toute réponse définitive doit être soigneusement pesée et évaluée en ayant à l’esprit que les méta-plateformes n’attendent rien d’autre que de s’immiscer dans les espaces laissés vacants par l’action publique. 

Une recommandation nous paraît néanmoins porteuse : mettre l’expérience utilisateur (UX) au cœur des priorités du futur gouvernement.

Une recommandation nous paraît néanmoins porteuse : mettre l’expérience utilisateur (UX) au cœur des priorités du futur gouvernement. Offrir une expérience utilisateur de bonne qualité - la différence entre une expérience en ligne et physique n’étant plus pertinente tant l’une est liée à l’autre - est l’une des premières marques de respect dont on peut témoigner à l’égard d’un usager. Et celui-ci a vite fait de comparer son expérience administrative avec celle de Facebook ou d’un autre service équivalent, aussi injuste puisse être cette comparaison.

Il est probable que les mauvaises UX, qu’elles soient dans le monde physique ou digital, participent dans une proportion extrêmement élevée, au ressentiment que les usagers peuvent avoir à l’égard des administrations. Une mauvaise UX peut donner le sentiment aux usagers qu’ils sont incompétents ou que le système est contre eux. Or, force est de constater que les UX des services publics ne sont, à ce jour, pas au niveau.

Parce que personne n’a pensé à refondre l’ensemble du service à l’occasion de sa numérisation et que l’on n’a fait que dématérialiser des processus complexes sans s’attaquer à résoudre cette complexité. Certaines, comme celle de la Caisse d'allocations familiales (Caf), visant plus que d’autres des publics fragiles, sont particulièrement complexes

Il s’agit donc d’une approche d’ensemble qui vise tout à la fois à structurer des contre-pouvoirs pour les services publics les plus intrusifs, et à repenser l’action publique en partant non plus du geste administratif mais bien de la résolution de l’enjeu concernant l’usager. Prioriser le design, l’expérience utilisateur, mais aussi l’open-source et le développement de communs numériques, tels que des bases de données, partagés entre les sphères publiques et privées, semblent être ainsi des recommandations fortes, d’autant qu’elles n’ont pas semblé avoir été une priorité de premier plan au cours des années passées. 

Des espaces numériques plus sûrs et mieux encadrés 

Se pose également la question du vivre ensemble : aux États-Unis, entre le début et la fin de la décennie précédente, la dépression chez les adolescents a augmenté de 60 %, tandis que les indicateurs en matière d'obésité, de troubles de la concentration, de sentiment de solitude, se dégradent rapidement, à tel point que les épidémiologistes n’hésitent plus à envisager des conséquences en matière de santé publique potentiellement plus sérieuses que celles qu’a induit la cigarette. Les réseaux sociaux font évidemment figure de premier suspect, et leur spectre dépasse largement les seuls adolescents. Haine en ligne et désinformation ne sont pas des phénomènes secondaires. Ils infléchissent notre rapport à la vérité, à la science, notre capacité à douter, à faire des compromis. Penser que la France ou l’Europe puissent être sur des trajectoires différentes que les États-Unis revient à refuser de voir la réalité en face : c’est l’ensemble des sociétés humaines qui sont happées par l’instantanéité, où chaînes d’informations en continue et réseaux sociaux résonnent, diminuant d'autant la capacité de débat de fond et fracturant notre capacité à vivre ensemble. 

S’il faut saluer les travaux de la Présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) qui, au travers de la "Législation sur les Services Numérique" (ou Digital Service Act), propose d’instituer un niveau de régulation inégalé à l’égard des réseaux sociaux, on peut toutefois craindre que cela ne soit pas suffisant. Cela n’empêchera en rien nos adolescents de continuer à être dépendants du nombre de "likes" qu’ils reçoivent ainsi qu’aux débats de fond d’être inutilement polarisés par des algorithmes mettant en avant les contenus les plus susceptibles de se viraliser, au premier titre desquels les plus réducteurs et outranciers. 

Aller plus loin signifierait prendre du recul par rapport à cette instantanéité ; l’école peut-elle enseigner la distanciation, la réappropriation du temps long ? Est-ce son rôle ? Pourrait-on mettre en place des dispositifs permettant d’aider à cette distanciation, comme des services comptabilisant le durée quotidienne totale devant un écran (télévision, réseaux sociaux, etc.) ? Ces seules questions sont dérangeantes parce qu’elles empiètent sur l’intime - nos conversations - et sur notre accès à l’information - garante d’une société démocratique saine. Et pourtant c’est bien ce rapport à l’intime et au fonctionnement démocratique qu’il faut désormais investiguer. 

Enseignement et numérique : trouver (enfin) le bon équilibre

Le numérique défie également le fonctionnement de notre système d’enseignement, qu’il s’agisse d’éducation nationale ou d’enseignement supérieur. Notre pays, souvent rétif à la réforme, ne pourra rentrer durablement dans l’ère numérique s’il ne parvient pas à former sa jeunesse aux compétences en ingénierie, programmation, ou maintenance. Cela passe évidemment par l’éducation nationale, où les classement dans PISA et TIMSS (un classement consacré aux sciences où la France est en queue de peloton) laissent encore à désirer. Or chacun sait combien, a minima, les mathématiques sont importantes dans cette nouvelle discipline numérique. 

Au-delà, on serait en droit d'espérer que l’école puisse être un lieu où l’on apprend à travailler ensemble, à s’exprimer sur les réseaux sociaux, à comprendre l’importance de gérer avec attention ses données privées. Si ces enjeux ont fait l’objet d’annonces de la part des ministres en charge de ces sujets, force est de constater que la traduction concrète sur le terrain n’est pas ce qu’elle devrait être. 

Au sein de l’enseignement supérieur, la situation n’est guère meilleure. Très rares sont les start-ups conséquentes, par exemple parmi celles sélectionnées dans les 120 start-ups de la French Tech Next 40/120, qui ont été incubées par un établissement d’enseignement supérieur en France. Or, l’analyse du parcours des licornes britanniques montre qu’une proportion significative (9 sur 41) proviennent de la seule université de Cambridge et qu’environ 50 % ont été fondées et incubées au sein d’un ensemble d’enseignement supérieur. 

Le numérique défie également le fonctionnement de notre système d’enseignement, qu’il s’agisse d’éducation nationale ou d’enseignement supérieur.

Si de nombreux fondateurs de licornes françaises peuvent se prévaloir d’un pedigree comprenant un passage dans une grande école française, aucun n’a fondé ou incubé son entreprise dans les murs de son école. 

Outre le fait que cela induit mécaniquement un déficit d’entreprises numériques ayant atteint un premier degré de maturité, cela réduit aussi le nombre d’entreprises de deep-tech, dont le facteur de succès est généralement meilleur que les autres - constat déjà fait dans le rapport Innovation Française, nos incroyables talents - et qui sont par définition initiées dans un écosystème de recherche. Une observation qui a également du sens à l’aune de la révolution du Web3. Celle-ci s’avère particulièrement technologique et scientifique, avec des fondements à base d’environnements 3D (les metaverses) et de blockchains, des domaines où la France pourrait bien se positionner si elle s’en donnait la peine. Or, comme l’indiquait le rapport de l’Institut Montaigne d'avril 2021, avec une dépense générale en enseignement supérieur et R&D de l’ordre de 3,5 % du PIB là où les meilleurs sont au-delà de 5 %, voire 6 %, la probabilité pour notre pays de tenir un rôle dans les domaines à forte valeur ajoutée scientifique est faible. D’autant que la gouvernance des universités rend les financeurs corporate réticents à s’engager sans garanties claires sur la façon dont leurs fonds vont être gérés. 

Enfin, l’élitisme à la française, reposant sur les grandes écoles, les corps, ainsi que les processus RH de certaines grandes entreprises, tant ils sont restreints à un vivier réduit, devrait être sérieusement affrontée. L’enjeu du centralisme doit également être questionné. On l’oublie souvent mais la réussite d’établissements comme Cambridge au Royaume-Uni, l’EPFL et l’ETH en Suisse, Stanford ou Caltech en Californie, sont largement le fait de l’échelon local, équivalent aux régions chez nous. 

Deux grands sujets, étroitement liés aux politiques numériques, doivent enfin être adressés : la souveraineté et l’environnement. 

Le numérique au service du renforcement de notre souveraineté 

Le thème de la souveraineté a fait l’objet de nombreuses propositions de la part des candidats à l’élection présidentielle, de la fermeture des frontières aux flux de données transatlantiques à l’émergence d’une industrie numérique nationale à grands renforts d’argent public. Il faut ici rappeler qu’un exemple de réussite comme celui Airbus masque un nombre d'échecs édifiant, dans le numérique comme ailleurs. Le soutien public aux politiques industrielles doit suivre trois conditions : (i) des projets inscrits dans le temps long, où le coût du capital devient prépondérant (ii) qu’il ne s’agisse pas d’innovations de rupture (c’est à dire de technologies encore en émergence et présentant un risque fort de passage à l’échelle) où l’agilité d’acteurs privés est plus appropriée (iii) qu’il y ait une déficience de marché évidente. 

Si l’on veut réellement se réapproprier notre souveraineté numérique, il faut en priorité miser sur le capital humain et sur la création d’un environnement favorable à l’entrepreneuriat.

Or, le numérique est le plus souvent (i) fait de cycle court, où (ii) les ruptures technologiques sont fréquentes (iii) avec un environnement compétitif très dense, du fait de l'ubiquité des offreurs de technologies. Si l’on veut réellement se réapproprier notre souveraineté numérique, il faut en priorité miser sur le capital humain et sur la création d’un environnement favorable à l’entrepreneuriat. C’est également une raison qui justifie la politique de création de licornes qui a été poursuivie par le gouvernement. Seules ces entreprises seront à même de devenir des acteurs structurants de marché, qui pourront servir d’agrégateurs de données qui seront réutilisées par une miriade de plus petits acteurs en partenariat.

Il faut donc poursuivre la politique menée et traquer sans répit les abus commis par les grands acteurs structurants, de sorte à préserver un environnement compétitif. C’est largement la vocation du Digital Market Act qui devrait être prochainement voté par le Parlement européen. 

Sur ce sujet également, le prochain gouvernement est attendu sur la doctrine d’administration des Clouds des institutions publiques. Pour l’instant, l’approche est structurée par des textes réglementaires et des processus d’achats (par l’UGAP). Il serait pertinent qu’ils le soient par des systèmes d’orchestration respectueux de la doctrine de l’État en matière de donnée et par du code, à l’instar de ce que font beaucoup de pays désormais en Europe. Enfin, il faut que l’État mette fin au désordre qui concerne l’identité numérique, désormais en place dans la majorité des pays européens et pour laquelle on ne sait pas en France si c’est l’intérieur, le ministère de la fonction publique, ou le secrétariat d’État au numérique qui ont ce sujet en charge. 

L’environnement

Sur le dernier sujet de l’environnement, beaucoup peut être fait. D’abord la France pourrait favoriser l’ouverture des données et leur normalisation pour disposer de chaînes logistiques plus intégrées et plus résilientes, ce qui reste un chantier pour ainsi dire vierge à ce jour. Or, on l’ignore souvent mais les chaînes d'approvisionnement sont généralement considérées comme étant à l’origine de 80 % des émissions de CO2 du secteur industriel (cela tombe dans ce que l’on appelle communément le scope 3, c’est-à-dire l’ensemble des émissions produites indirectement par une entreprise, contrairement aux scope 1 et 2, relativement plus directs). Le potentiel est donc important. 

Dans cette ouverture de données, la France pourrait également s'engager dans le projet de Passeport digital tel que défini dans le "Green New Deal" européen. Il ne semble y avoir que peu de risque et en revanche beaucoup d’opportunités à contribuer à cette initiative, tant inéluctable semble l’ouverture de données liées à l’environnement. L’ouverture des données est un facteur déterminant pour accroître l’affectation des ressources, notamment des infrastructures, et ainsi réduire les émissions de CO2 et autres externalités. 

Par ailleurs, et de façon plus anecdotique, la France pourrait créer une équipe dédiée à l’attractivité des data-centers. Dans la mesure où notre nation dispose de l’énergie la moins carbonée d’Europe et l’une des moins chères, elle pourrait être une terre d’élection pour ces infrastructures (et ainsi importer des crédits carbones au travers des services numériques exportés) sous réserve d’aplanir pour les candidats les difficultés administratives et réglementaires qui sont plus nombreuses qu’ailleurs. 

Tous ces enjeux ne sont pas secondaires. Nombre de ceux qui ont participé à l’histoire de l’Internet de ce pays, qui ont créé ses premières start-ups, participé à la création de ses infrastructures numériques, sont désormais préoccupés par le fait que la France ne prenne pas le recul nécessaire pour choisir sa façon de se développer. Pour certains, cette épopée a été l’occasion d’aller observer le modèle américain, chinois, britannique, scandivane. Ils en reviennent souvent convaincus que la France ne pourra pas faire l’économie d’un débat de fond sur ces sujets et d’autres encore, et qu’ils valent souvent mieux que beaucoup de crispations obsessionnelles qui traversent une nation parfois nostalgique d’un passé révolu. 

 

Copyright : LUDOVIC MARIN / AFP / POOL

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