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10/12/2018

Quel avenir pour les gilets jaunes ?

Trois Questions à Marc Lazar

Quel avenir pour les gilets jaunes ?
 Marc Lazar
Expert Associé - Italie, Démocratie et Populisme

Depuis plus d’un mois maintenant, les gilets jaunes occupent le devant de la scène, mettant à mal le gouvernement français qui se voit dans l’obligation de réagir politiquement. Comment expliquer ce mouvement, qui n’est rattaché à aucun parti politique et qui réunit, semble-t-il, des personnes de tous bords ? Manifeste d’une crise de confiance dans les institutions et d’un véritable malaise social, comment ce mouvement peut-il évoluer ? Marc Lazar, contributeur sur les questions politiques et institutionnelles françaises et européennes, nous livre son analyse.

Ce mouvement marque-t-il une crise de confiance des Français dans les institutions ?

Oui, ce mouvement des gilets jaunes illustre de manière spectaculaire la profonde crise de défiance politique que vit la France depuis des décennies, et qui s’est sans doute accrue depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Depuis 2009, le CEVIPOF de Sciences Po réalise chaque année un baromètre de la confiance politique. Au vu de ce qui se passe en ce moment, cela vaut la peine de revenir sur les enseignements de celui de 2018, fondé sur un sondage réalisé en décembre de l’année précédente.

  • 83 % des Français estiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’eux.
  • 68 % qu’ils "parlent des problèmes de manière trop abstraite",
  • 62 % que "la plupart des responsables politiques ne se soucient que des riches et des puissants".
  • 34 % d’entre eux pensent "qu’il n’y a pas de quoi être fier de notre système démocratique",
  • 31 % que "les hommes politiques ne méritent pas de respect".

Par ailleurs, seulement 29 % des Français ont confiance dans l’Assemblée nationale, 32 % dans l’Union européenne, 33 % dans l’institution présidentielle et 30 % dans le gouvernement.

En revanche,ils se retrouvent un peu plus dans toutes les structures de proximité :

  • 53 % d’entre eux ont confiance dans le conseil municipal et leurs maires,
  • 43 % dans le conseil départemental
  • et 41 % dans le conseil régional.

Cette défiance massive à l’égard de la classe politique - qui est considérée comme déconnectée des réalités et trop éloignée des Français - et des institutions débouche sur une méfiance envers la politique, partagée par 39 % des Français, qui va jusqu’au dégoût pour 25 % d’entre eux. 

Cela résulte de la situation sociale du pays, dont la responsabilité est imputée à l’ensemble des dirigeants, quelle que soit leur appartenance politique. Plus profondément, tous ces indicateurs découlent également de mutations profondes de la démocratie en France. En particulier, le déclin des organisations d’intérêts, des corps intermédiaires, des syndicats (27 % des Français leur font confiance) et singulièrement des partis politiques (9 %) ou des médias (24 % de confiance) mais également, des transformations de la gouvernance du fait de l’européanisation croissante. Enfin, la défiance est interne à la société : 40 % des Français ont confiance dans les gens rencontrés pour la première fois (contre 92 % qui ont confiance dans leurs familles et les gens qu’ils connaissent personnellement). Gageons que le baromètre de cette année enregistrera des résultats plus négatifs encore.

Pour les gilets jaunes, le président de la République est devenu la cible privilégiée, la tête de turc favorite, presque le bouc émissaire [...] ils lui reprochent son autoritarisme, son mépris de classe, son arrogance.

Car non seulement Emmanuel Macron n’a pas rétabli la confiance, mais il a accentué la défiance. Par sa conception "jupitérienne" de l’exercice de la Présidence de la République, ayant renoncé à pratiquer des formes de démocratie participative qu’il avait pourtant réalisées avec ses "marcheurs" durant la campagne électorale et promis de prolonger s’il arrivait à l’Elysée. Par une marginalisation accrue du rôle des corps intermédiaires. Ou, encore, par nombre de déclarations fracassantes, blessantes et humiliantes. Pour les gilets jaunes, il est devenu la cible privilégiée, la tête de turc favorite, presque le bouc émissaire selon la théorie de la violence de René Girard : ils lui reprochent son autoritarisme, son mépris de classe, son arrogance.

Par son parcours, sa réussite, son langage, certains de ses propos, sa gestuelle et même par la mise en scène de son couple, il symbolise, pour les gilets jaunes qui prétendent représenter l’ensemble du peuple, l’existence de deux mondes, celui de l’élite face aux "gens de peu" comme disait le sociologue Pierre Sansot, deux mondes séparés par un fossé qui semble impossible à combler.

Il a souvent été entendu que le mouvement des gilets jaunes avait des similarités avec le Mouvement 5 étoiles arrivé au pouvoir en Italie, notamment au niveau du programme ainsi que de l'utilisation des réseaux sociaux. La comparaison est-elle pertinente selon vous ?

Je ne pense pas que cette comparaison soit pertinente. Certes, il est vrai que les gilets jaunes utilisent les réseaux sociaux (mais ils occupent également l’espace public, les rond-points et les rues). Ils réclament aussi la démocratie directe et immédiate, qui consiste à décider dans l’urgence puisqu’il n’existe pas de problèmes compliqués, mais seulement des solutions simples, en se dispensant de la moindre médiation et en refusant le principe même de la représentation.Le Mouvement 5 étoiles recourt aux réseaux sociaux. Il n’a pas de sièges dans les villes ou les villages. Il a une plateforme, appelée de manière emblématique "Rousseau", et lui aussi prône la démocratie directe au point que l’un de ses responsables, Davide Casaleggio, fils de l’un des deux dirigeants historiques du Mouvement, a déclaré en juillet dernier qu’à l’avenir "le Parlement sera inutile". Mais précisément, le Mouvement 5 étoiles, bien qu’il s’appelle "mouvement", est un parti politique qui fut fondé en 2009 par le comique Beppe Grillo. Un parti de gauche (avec de nombreuses et classiques mesures sociales pour les plus démunis), de droite (à propos des migrants et des immigrés) et au-delà de la gauche et de la droite avec de fortes inclinations écologiques.

Toutefois, bien que la comparaison soit infondée, la coexistence des gilets jaunes et du Mouvement 5 étoiles amène à plusieurs réflexions. Elle atteste d’un profond malaise social en France comme en Italie, même s’il se décline différemment d’un pays à l’autre, dû au chômage, aux inégalités et à l’extension de la pauvreté. Elle démontre la force du sentiment antipolitique qui signifie à la fois refus radical de la politique et aspiration à une autre politique, plus démocratique et participative. Elle illustre aussi la puissance d’Internet, des réseaux sociaux qui bouleversent les registres d’action collective et le rapport des populations à la politique. Cela exprime enfin le rejet, pour ne pas dire la détestation des classes dirigeantes de la part de catégories importantes de la population.

La coexistence, des gilets jaunes et du Mouvement 5, atteste d’un profond malaise social en France comme en Italie, même s’il se décline différemment d’un pays à l’autre, dû au chômage, aux inégalités et à l’extension de la pauvreté.

Comment envisagez-vous la suite de ce mouvement ainsi que les débouchés politiques possibles ? Une "liste gilets jaunes" est-elle envisageable aux prochaines élections européennes ?

Les gilets jaunes réclament la démission du président de la République mais refusent toute récupération politique. Certains d’entre eux ont listé 42 propositions à l’issue d’une consultation par internet, sans que l’on sache si elles font consensus : or, nombre d’entre elles concernent la politique, et s’avèrent proches du programme de La France Insoumise. Les gilets jaunes fustigent le président de la République mais ne se reconnaissent guère dans les leaders de l’opposition : Marine Le Pen (qui néanmoins bénéficie d’un certain crédit), Jean-Luc Mélenchon ou Laurent Wauquiez.

Toute personnalité qui émerge est immédiatement vilipendée, voire menacée. Cela constitue l’une des grandes limites des gilets jaunes.

Ce qui est certain, c’est que les gilets jaunes enrichissent l’étude des populismes. Car, jusqu’ici, on s’intéressait aux partis, mouvements ou leaders populistes : bref, à l’offre politique populiste. Or les gilets jaunes, qui à vrai dire comptent relativement peu de troupes mais sont visibles et bénéficient du soutien des Français, révèlent l’existence d’un vrai socle sociologique exprimant des attentes variées et contradictoires, et sur lequel les partis populistes espèrent prospérer.

On peut énoncer trois scénarios possibles.

  • Les gilets jaunes peuvent s’engager dans la spirale de la violence, mais celle-ci sera désavouée par d’autres composantes du mouvement : inexorablement, l’opinion publique se retournera contre ceux qui la pratiqueront à outrance.
  • Leur mouvement peut aussi progressivement s’étioler, se diviser, se fragmenter en fonction des mesures prises par le gouvernement, et tout simplement du fait de l’usure de la mobilisation même si les gilets jaunes ne cessent de répéter "qu’ils ne lâcheront rien".
  • Enfin, les gilets jaunes pourraient à terme céder aux sirènes de la politique. Soit en rejoignant les rangs des partis qui les courtisent, le Rassemblement National, la France Insoumise, Les Républicains, Debout la France ou encore l’Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau. Soit en cédant à la tentation de se présenter aux élections, ce qui diviserait certainement le mouvement, sauf si tout à coup surgissait une figure charismatique. Or, en trois semaines, les gilets jaunes ont davantage usé de leaders que n’importe quel parti politique au cours de dizaines d’années. Toute personnalité qui émerge est immédiatement vilipendée, voire menacée. Cela constitue l’une des grandes limites des gilets jaunes.

Comment analysez-vous le discours d’Emmanuel Macron lundi dernier ? Est-il en mesure de répondre aux attentes des gilets jaunes ?

Le président de la République a fait des concessions sociales et condamné avec la plus grande fermeté ceux qui pratiquent la violence. Les mesures sociales vont avoir un coût financier important, et affaibliront Emmanuel Macron sur la scène européenne. Elles marquent à l’évidence une défaite de celui qui jusqu’ici déclarait sans cesse qu’à la différence de ses prédécesseurs - qui, confrontés à ce genre de protestations,  avaient tendance à reculer -  il ne céderait jamais. Ces mêmes mesures visaient à diviser les gilets jaunes entre "modérés" et "radicaux" et, en effet, certaines divergences sont apparues en leur sein.

Par ailleurs, par ce discours, le président de la République s’adresse surtout à l’opinion publique française qui soutient le mouvement mais qui en condamne les violences. A celle-ci, il montre avoir tendu la main aux gilets jaunes et se pose en garant de l’ordre public. Il entend ainsi retourner les Français contre les gilets jaunes qui seraient tentés de continuer leur action, de se radicaliser et par leurs manifestations de déclencher de nouveau des affrontements avec les forces de l’ordre et des pillages.

Le mouvement ne s’arrêtera pas du jour au lendemain, mais il risque de s’affaiblir. En tout état de cause, il laissera des traces importantes à moyen et long terme.

Or, les premiers sondages enregistrent un déclin de la popularité des gilets jaunes et un certain soutien aux décisions du président de la République. Le mouvement ne s’arrêtera pas du jour au lendemain, mais il risque de s’affaiblir. En tout état de cause, il laissera des traces importantes à moyen et long terme. Qui auront, à n’en point douter, un impact politique.

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