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04/05/2020

Penser l'industrie post-Covid-19

Trois questions à Olivier Scalabre

Penser l'industrie post-Covid-19
 Olivier Scalabre
Directeur associé senior au Boston Consulting Group

La crise sanitaire du Covid-19 a entraîné, à l’échelle mondiale, un ralentissement majeur du secteur industriel. Alors que le déconfinement s’annonce progressivement dans de nombreux pays, deux questions majeures se posent aujourd’hui : quel a été l’impact de cette crise sur l’industrie, tant à l’échelle nationale qu’européenne ? Mais aussi, et surtout, quelles leçons tirer de cette crise pour redémarrer l’activité et améliorer la productivité ? La période post-Covid-19 pourrait rebattre les cartes et il est important, dès aujourd’hui, de penser l’industrie française et européenne pour que celles-ci tirent leur épingle du jeu. Trois questions à Olivier Scalabre, directeur associé senior au BCG, rapporteur pour l’Institut Montaigne du groupe de travail Industrie du futur, prêts, partez !

Comment se distingue l’industrie européenne des industries américaines ou chinoises depuis le début de cette crise sanitaire ? Peut-on parler d’une politique industrielle européenne ?

La pandémie s’est propagée de façon progressive et différenciée sur l’ensemble du globe. La nature asynchrone de cette crise pose d’ailleurs un problème majeur lors du redémarrage pour les entreprises internationales aux chaînes d’approvisionnement mondiales.

Après s’être totalement arrêtée, la Chine a très rapidement réouvert toutes ses usines. Reconfiguration des chaînes de production pour satisfaire aux exigences de sécurité, location d’hôtels pour éviter les risques liés aux transports pour les ouvriers, prise de température systématique, QR code WeChat… la Chine a redoublé d’efforts pour redémarrer le plus vite possible. Dès le 15 mars, c'est-à-dire lorsque l’Ouest entrait dans le confinement, 90 % des usines chinoises avaient réouvert, la consommation d’énergie était déjà à 80 % de ce qu’elle était en 2019 à la même époque. La Chine était, dès mi-mars, en position de prendre des parts de marché face à ses concurrents américains et européens.

Le contexte américain est différent. Les usines ne se sont pas réellement arrêtées, l’industrie a été maintenue en grande majorité, à l’exception de l’industrie automobile dont 90 % des usines ont fermées, comme en Europe, mais plus pour arrêter d’engorger les stocks qui s’accumulaient dans les concessions que pour des problèmes sanitaires. Bien que le pays compte 22 millions de nouveaux chômeurs, ceux-ci sont principalement issus de la restauration, de l’hôtellerie et des loisirs… Les ouvriers américains sont quant à eux au travail et prêts à accélérer lors du déconfinement.

Le Covid-19 n’ayant pas touché tous les pays européens au même moment, ni de la même manière, nous n’avons pas assisté à un plan concerté au niveau européen. Chaque gouvernement a tenté de répondre à l’urgence, en se concentrant sur son territoire et ses entreprises.

  • La solution proposée par le gouvernement français, le chômage partiel, a largement été adoptée par les acteurs industriels : au plus fort du confinement, début avril, les usines des matériaux de construction tournaient à 15 %, celles de la métallurgie à 30 % et celles de l’aéronautique à 40 %... L’arrêt a été brutal, généralisé et long. Le redémarrage est difficile.
     
  • En Allemagne, où la pandémie a été mieux contrôlée, et où le dispositif de chômage partiel a été moins généreux qu’en France, l’arrêt a été beaucoup moins important et généralisé. Par exemple, dans le secteur ferroviaire, les usines ne se sont pas arrêtées, contrairement à la France. Un point positif pour nos voisins allemands qui étaient entrés dans la crise dans une meilleure santé économique que la France.

L’industrie française pourrait-elle être la grande perdante de cette sortie de crise ? Comment l’expliquer ?

Beaucoup d’avantages concurrentiels se dessineront durant les 100 jours suivant la sortie du confinement.

Pour les industriels français, étant donné le contexte que je viens de dépeindre, il est primordial de redémarrer le plus vite possible pour ne pas se laisser distancer. Beaucoup d’avantages concurrentiels se dessineront durant les 100 jours suivant la sortie du confinement. Nouvelles mesures sanitaires à inventer, quarantaines, transports limités, dialogue social, perte de confiance… cette zone grise verra les écarts se creuser entre les gagnants et les perdants.

Mais cette crise est aussi une formidable opportunité pour l’industrie française de se réinventer. La pandémie a fait prendre conscience de l’importance stratégique de nos actifs physiques industriels, et il est possible d’utiliser la crise pour inverser la vague de désindustrialisation qui s’étend depuis des décennies. L’industrie française a perdu près de 20 % de son poids dans le PIB en 15 ans et 1,4 million d’emplois en 25 ans. Les industriels doivent saisir cette chance pour réinvestir dans l’industrie française et faire naître une industrie plus régionalisée, plus forte et plus digitale ! La France devra pour cela adresser de front le sujet de la productivité. Nous sommes l’un des rares pays en Europe à voir sa productivité manufacturière se dégrader (- 0,7 % entre 2015 et 2019, alors que l’Allemagne l’a améliorée de 2,4 %). Il est urgent de s’attaquer à ce problème structurel en accélérant la digitalisation et en capitalisant sur la dynamique enclenchée ces dernières années.

Au-delà de la France, ne soyons pas pessimiste quant à la capacité de l’Europe à exister à l’issue de cette crise. La sortie de la pandémie entraînera une résurgence des frontières, notamment pour certaines industries dont on voudra sécuriser l’approvisionnement au niveau national. Il en sera probablement ainsi pour l’industrie pharmaceutique ou les composants électroniques. Ces quelques exceptions mises à part, c’est le phénomène de régionalisation des chaînes industrielles qui va s’accélérer. Nous allons accélérer l’entrée dans une nouvelle phase de la mondialisation, ou chaque "cluster" régional aura sa chaîne de production localisée. Ce phénomène était à l’œuvre depuis plusieurs années, tiré par la convergence des coûts salariaux, les exigences de développement durable, la digitalisation et les guerres commerciales. En sortie de crise, les entreprises vont accélérer leurs efforts de régionalisation des flux, dans l’objectif de créer de la redondance dans les chaînes de valeur tout en rapprochant lieux de production et de consommation. À terme, 10 à 15 nouveaux clusters apparaîtront à l’échelle internationale. L’Europe en comptera probablement deux à trois, d’où l’importance de dessiner une politique industrielle forte, accélérant l’agenda de digitalisation et la collaboration entre acteurs.

La numérisation peut-elle être la solution salvatrice pour l’industrie française ? Quelles autres solutions peut-on imaginer pour reconsolider notre tissu industriel ?

La numérisation des usines est primordiale pour la relance de la productivité de l’industrie française ! Les technologies digitales peuvent permettre d’augmenter la productivité de 15 à 20 %, ce qui est justement ce dont les usines françaises ont besoin, pour être capable de bénéficier de la régionalisation qui est à l’œuvre. La digitalisation doit impérativement faire partie des plans d’investissements pour la réinvention de l’industrie française. Ceux-ci doivent notamment permettre la création et l’animation d’écosystèmes propices à la transformation digitale, tels que nous les présentions dans notre rapport réalisé avec l’Institut Montaigne en 2018, Industrie du futur, prêts, partez !

Plusieurs technologies digitales sont d’ailleurs au cœur de la stratégie de redémarrage. La réalité augmentée aide à construire des redondances dans le réseau industriel en formant rapidement des ouvriers à des gestes opératoires permettant de produire d’autres produits.

Les tours de contrôle digitales vont quant à elles se généraliser pour piloter les chaînes d’approvisionnement, et permettre d’anticiper toutes perturbations possibles. L’intelligence artificielle a aussi une place de choix, utilisée pour détecter les signaux faibles de la demande au moment de la reprise, permettant de focaliser la production là où la demande est la plus forte.

Les technologies digitales peuvent permettre d’augmenter la productivité de 15 à 20 %

La relance de notre tissu industriel doit également être verte. La responsabilité des entreprises ne s’oppose pas à leur résilience. Il est donc nécessaire d’agir sur ces deux aspects, en même temps et en s’appuyant sur les filières.

D’après un rapport du BCG, les technologies existantes permettraient une réduction de 75 % des émissions de gaz à effet de serre. Développons donc ces solutions au service de la réduction de l’impact carbone et de la création d’emplois. La régionalisation - moins avide de transports que la mondialisation - doit également appuyer cette transition en permettant la réduction du poids de l’industrie sur l’environnement.

Enfin, au-delà de la digitalisation de l’industrie existante ("l’industrie du futur"), la France doit inventer les usines de demain ("le futur de l’industrie"). L’industrie est à l’aune d’un profond changement. Sous l’impulsion de la deep tech (quantum computing, nanotechnologies, deep learning, generative design) et des nouveaux business models, elle devient intelligente et redessine ses contours en s’organisant autour de grands écosystèmes horizontaux (smart mobility, smart health, smart énergie). L’Europe, après avoir laissé l’hégémonie des plateformes digitales aux États-Unis et à la Chine, peut revenir au centre du jeu de cette nouvelle industrie. Le gouvernement français est fortement impliqué dans cet objectif. Lors de la troisième édition du sommet Choose France qui s’est tenue en janvier dernier à Versailles, le BCG a d’ailleurs animé un groupe de travail composé d’une quinzaine de CEOs internationaux autour du thème "smart industries". La France doit être en première ligne de ce nouvel ordre industriel !

 

Copyright : PAU BARRENA / AFP

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