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22/03/2019

L'Europe face à la Chine : une révolution copernicienne

L'Europe face à la Chine : une révolution copernicienne
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

La dernière communication de la Commission européenne (et du SEAE) sur la Chine ne laisse rien passer à cette dernière. "Ce n'est plus une économie en développement". Un "rival systémique" et, sur les questions économiques, un "concurrent stratégique". Un grand exportateur de centrales à charbon, qui entrave ainsi la lutte contre le changement climatique. Des politiques qui aggravent la situation des droits de l'Homme – la liste commence par la mention du Xinjiang et du traitement infligé aux avocats chinois, puis continue par le cas de citoyens de l'Union européenne et d’autres étrangers en Chine. Des enjeux sécuritaires qui préoccupent l'UE "à court et moyen terme" en raison d’"exercices militaires de grande envergure". Un État dont le soutien qu’il accorde à ses entreprises d’État et les règles divergentes ne permettent pas d'assurer des conditions de concurrence équitables dans les pays tiers. L’absence de mise en oeuvre du principe de réciprocité dans l'accès à son marché intérieur, avec notamment les subventions importantes aux entreprises chinoises, et de multiples restrictions aux entreprises étrangères. Une mention particulière de l'expansion internationale des fintechs chinoises, alors même que la Chine restreint l’accès des services financiers étrangers à son propre marché. Une tendance protectionniste croissante sur les marchés publics. De multiples obstacles aux exportations agricoles européennes...

La partie sur la politique étrangère de la Chine est nettement plus consensuelle, avec des appels à plus d'action commune pour l’Iran ou pour l’Afrique.

Bien sûr, ce document soutient également la nécessité d’"approfondir avec la Chine son engagement à promouvoir leurs intérêts communs au niveau mondial". La partie sur la politique étrangère de la Chine est nettement plus consensuelle, avec des appels à plus d'action commune pour l’Iran ou pour l’Afrique.

Mais les critiques citées plus haut ne sont pas l’élément le plus important. Deux aspects de la communication de la Commission sont plus frappants encore. Le premier est la fixation d'une date-butoir, d’ici à fin 2020, pour "la conclusion d'accords bilatéraux sur les investissements". L'Accord global d'investissement, également appelé traité bilatéral d'investissement, a fait l'objet de 19 cycles de négociations en 7 ans. La Commission demande également la conclusion "rapide"d'un accord sur les indications géographiques (qui avait été prévu pour 2018...) et, "dans les semaines à venir", la conclusion d'un autre accord sur la sécurité aérienne. Dans la perspective d'une réforme de l'OMC, la Chine est exhortée à commencer à travailler sur la question des subventions industrielles. En bref, la Chine est invitée à "tenir" ses engagements antérieurs. Bruxelles appelle également la Chine à "plafonner ses émissions de CO2 avant 2030" : l'Accord de Paris engageait la Chine à atteindre cet objectif "autour" de 2030. Le texte affirme aussi que "la capacité de l’UE et de la Chine à s’engager efficacement en matière de droits de l’homme sera une mesure importante  de la qualité de la relation bilatérale" : un défi de taille compte tenu de la direction prise par la Chine sous Xi Jinping.
 
On peut interpréter tout ceci comme la marque d’une certaine frustration après des années de dialogue, et probablement la marque d’une colère face à la manière dont la Chine déploie, principalement en contournant les institutions européennes, son approche pays-par-pays. À moins d'un mois du prochain sommet UE-Chine du 9 avril, la tension est palpable.

Mais l’essentiel est encore ailleurs. La communication propose avant tout aux États membres une liste de dix mesures dont l’objectif est, clairement, de transformer des politiques européennes, et non la Chine. C’est une forme de révolution copernicienne : plutôt que de chercher à impliquer sans relâche la Chine et de lui demander de changer ses habitudes, la Commission suggère un changement de cap européen. Elle adopte un ensemble de politiques défensives solides, dont certaines feront sentir leurs effets et ce, quelle que soit la réponse chinoise. La Commission reconnaît qu'il existe des lacunes dans le droit européen de la concurrence - les clauses antisubventions s'appliquent davantage aux subventions intracommunautaires qu'à celles provenant de l’extérieur de l’UE. Les futures législations devront traiter des "effets de distorsion des participations publiques étrangères et des financements publics d’entreprises étrangères".

La communication propose avant tout aux États membres une liste de dix mesures dont l’objectif est, clairement, de transformer des politiques européennes, et non la Chine.

La communication met particulièrement l'accent sur "l'effet de levier". "L’UE devrait utiliser les liens établis entre [s]es différents domaines et secteurs [d’intervention] pour exercer une influence  plus grande en vue d'atteindre ses objectifs"(le texte français emploie indifféremment les termes "influence" et "effet de levier"). Elle doit utiliser les instruments internationaux pour obtenir une réciprocité en matière de marchés publics. Bien qu'il s'agisse d'une pratique courante et réaliste dans les négociations internationales, le lien entre différentes négociations n’est pas une pratique courante de l'UE, qui lui a toujours préféré une approche par sujet, plus idéaliste... Les États membres devraient accélérer la mise en œuvre des instruments financiers vers les pays candidats (lire : les Balkans, ciblés par la Chine) et vers les pays du voisinage (lire : formuler une réponse aux offres que porte la Belt & Road initiative). Ils doivent mettre en oeuvre la nouvelle réglementation sur le contrôle des investissements. Il s’agit aussi d’adopter une approche commune en matière de sécurité des futurs réseaux 5G - on serait tenté d’ajouter : à la différence de l'anarchie qui règne actuellement dans les plans de déploiement. Plus généralement, l'UE doit "favoriser la coopération industrielle transfrontalière, avec des acteurs européens forts, autour de chaînes de valeur stratégiques". C’est un appel à l’action des États membres sans attendre des directives de l'UE : l'UE ne cherche pas à mener elle-même une politique industrielle, elle encourage les États membres à la développer dans une approche pragmatique et transfrontalière.
 
Ces pistes d'action, solides, arrivent à un moment très délicat. La Chine a été inscrite à l'ordre du jour de la réunion du 21 mars du Conseil de l’Union européenne - si, en pratique, la question Brexit ne compromet pas ledit ordre du jour. Xi Jinping rend visite, une fois encore, à plusieurs pays européens. Le sommet UE-Chine se tiendra le 9 avril, en pleine campagne des élections européennes.
 
Cette Commission bientôt sur le départ, si souvent accusée de négliger les intérêts européens alors que les États membres eux-mêmes adoptent trop souvent des postures opportunistes et court-termistes, fixe un agenda réaliste pour faire face à l'assaut de la concurrence chinoise. Cela mérite un soutien clair de la part des gouvernements des États membres, et devrait servir de base pour l’action de ses successeurs.

 

Copyright : NG HAN GUAN / POOL / AFP

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