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21/07/2022

"Le premier dans son village ou le second à Rome ?" - Les présidents espagnols face aux barons régionaux

 Benoît Pellistrandi
Auteur
Historien, membre de la Real Academia de la Historia, Madrid

La démocratie espagnole se caractérise par une tension constante entre les gouvernements régionaux et le pouvoir national. Face à la Moncloa, les régionaux peuvent souvent faire barrage. Dans ce nouvel épisode de notre série sur les duos politiques et le partage du pouvoir, l’historien Benoît Pellistrandi raconte comment David peut venir à bout de Goliath.

La démocratisation de l’Espagne est une parlementarisation du pouvoir et une décentralisation. Les deux enjeux entendaient répondre politiquement au drame historique de l’Espagne : son impossible libéralisation qui avait conduit à l’échec des expériences constitutionnelles avec le coup d’État de 1923 et celui de 1936, qui déchaîna une guerre civile, avant d’aboutir à la longue dictature de Franco ; l’articulation de son espace politique compte tenu des spécificités régionales qu’exprimaient les nationalismes catalan et basque. La Constitution de 1978 réussit à dénouer ces deux questions en mettant en place une monarchie parlementaire et en créant les fondements d’un « État des Autonomies ». Les communautés autonomes étaient inventées comme mécanisme politique avant même d’être instituées comme réalités régionales. D’ailleurs, le subjonctif présent employé dans la première description des Communautés dans la Constitution espagnole (dès l’article 137), que le français traduit par le futur, « Communautés Autonomes qui se constitueront », évoque l’irréel du présent, soulignant le processus à venir de définition des communautés.

La carte des communautés autonomes n’est donc pas inscrite dans la Constitution

La carte des communautés autonomes n’est donc pas inscrite dans la Constitution, si bien qu’au déploiement du nouvel ordre constitutionnel et politique démocratique, allait s’ajouter un autre processus de construction territoriale et politique. Il s’agissait de la création des Communautés Autonomes et de l’écriture de leurs statuts, c’est-à-dire des règles de leur fonctionnement interne.

Ce temps politique dura de 1979 à 1983 : le Pays basque, la Catalogne, la Galice et l’Andalousie devenaient entre 1980 et 1981 des communautés de plein exercice tandis que la carte définitive était stabilisée en 1982 permettant la mise en place des institutions régionales dans les treize autres communautés par des élections en 1983.

À partir de ce moment-là, la vie politique espagnole allait s’organiser en une scène nationale et dix-sept scènes régionales. Le poids et l’importance des scènes régionales allaient dépendre dans un premier temps de l’identité historique et politique de la région. Le Pays basque et la Catalogne, le premier représentant 5,7%% de la population et 7,5% du PIB et la seconde 15,8% et 19,1% respectivement (en 1980), pesaient infiniment plus que les communautés uniprovinciales de Murcie, Cantabrie ou La Rioja autant pour des raisons matérielles que culturelles et politiques. Mais, la dynamique des processus électoraux et la structuration des forces politiques au niveau régional devaient faire advenir une nouvelle figure politique : celle des grands barons territoriaux. Parallèlement, avec le long leadership de Felipe González de 1982 à 1996, le système parlementaire connaissait une évolution présidentialiste qui s’est confirmée dans la pratique de ses successeurs, qu’ils soient socialistes (Rodríguez Zapatero entre 2004 et 2011, Sánchez depuis 2018) ou conservateurs (Aznar de 1996 à 2004 et Rajoy de 2011 à 2018).

Une juste lecture du système politique espagnol tel qu’il s’est stabilisé à partir des dynamiques constitutionnelles et des pratiques combine l’échelon national et les niveaux régionaux. Le pouvoir est de plus en plus partagé, parfois dans une répartition harmonique, parfois dans une compétition capable de mettre en danger l’ensemble institutionnel comme on l’a vu lors de la crise catalane d’octobre 2017.

Présidentialisations 

La pratique démocratique du pouvoir est à réinventer en Espagne à partir de 1977. Les premières élections libres depuis 1936 ont confié aux centristes d’Adolfo Suárez et aux socialistes de Felipe González la domination électorale sur la droite et à gauche. Tant l’un que l’autre va utiliser son habileté politique et médiatique pour s’imposer comme un leader autonome, que son capital politique plaçait au-dessus même de son parti.

Bien que le régime soit parlementaire, l’autorité du président du gouvernement se renforce sous le double effet d’une médiatisation accrue et du nécessaire contrôle par lui-même de son parti. Avec Felipe González, c’est l’homme du charisme, des victoires éclatantes de 1982 et 1986 qui progressivement domine le PSOE. En outre, grâce au pouvoir de nomination, le président dispose des instruments pour récompenser ou ostraciser ses militants.

l’autorité du président du gouvernement se renforce sous le double effet d’une médiatisation accrue et du nécessaire contrôle par lui-même de son parti

Il n’est pas jusqu’au contre-exemple du parti conservateur (Alianza Popular (AP) jusqu’en 1989, Partido Popular (PP) après) qui ne confirme l’analyse. Tant que Manuel Fraga le dirige et échoue aux élections (1982, 1986, 1989), AP ne dépasse pas les 25% de voix. Dès lors que José María Aznar refonde le PP en 1990, le positionne en concurrent crédible du PSOE, l’autorité du leader se transforme en autorité présidentielle après sa victoire de mars 1996. Aznar l’exercera sans pitié : positivement en donnant du PP l’image d’un parti uni et efficace (il remporte en 2000 les élections à la majorité absolue), négativement en le conduisant à des choix de politique extérieure (alignement sur les États-Unis lors de la guerre d’Irak en 2003) qui brise les consensus parlementaires et les acquis de la diplomatie espagnole, et souligne une dérive présidentialiste de l’exercice du pouvoir.

Pour autant, son successeur socialiste, José Luis Rodríguez Zapatero procède de la même manière entre 2004 et 2011. C’est sur sa propre décision qu’il renverse la politique extérieure précédente et qu’il lance un « dialogue des civilisations » dont l’Espagne devait être le fer de lance. Initiative qui n’a rencontré d’écho qu’en Espagne même… Avec Pedro Sánchez, dont l’histoire individuelle est marquée par son éviction, par ses pairs, du secrétariat général du PSOE en octobre 2016 et sa victoire lors des primaires en mai 2017, la dérive présidentialiste a atteint son apogée, tant le parti et le gouvernement sont étroitement contrôlés par le président du Conseil lui-même. La Moncloa, résidence officielle du Premier ministre et des vice-présidents du gouvernement, est devenue plus qu’une tour de contrôle du travail gouvernemental : son point de départ et d’arrivée.

Une étude détaillée des gouvernements espagnols de 1977 à aujourd’hui montrerait comment se sont effacés les poids lourds, possibles concurrents du leader, au profit de militants chevronnés qui ne doivent leur carrière qu’au bon vouloir présidentiel, de technocrates sortis de l’administration mais dont le poids politique ne tient qu’au choix présidentiel, et pire encore de quelques personnalités issues de la société civile pour un objectif étroitement médiatique. Il y a sans doute là l’indice d’une perte qualitative et quantitative des gouvernements obligeant le président (mais c’est son choix) à assumer la totalité de la responsabilité politique. En forçant un peu le trait, on pourrait écrire qu’on est passé du primus inter pares au lider maximo.

Les communautés sont devenues entre 1980 et 1983, des instruments essentiels de l’administration et du gouvernement

Mais réalité fascinante, ce processus s’est opéré aussi dans le gouvernement des communautés autonomes. Objet politique mal identifié, ces communautés sont devenues entre 1980 et 1983, et au fur et à mesure des transferts de compétence de l’État central vers elles jusqu’à la fin du XXe siècle, des instruments essentiels de l’administration et du gouvernement. Aussi, présider une communauté a permis de construire des leaderships très solides. Le premier exemple est celui de Jordi Pujol, inamovible président de la Catalogne de 1980 à 2003.

Il est celui qui a construit l’administration catalane, la dotant de tous les instruments propres à un « mini-État », à l’exception d’une agence fiscale et d’une armée ! On sait qu’il s’attacha à nommer dans tous les postes des personnes proches de son mouvement politique, Convergencia i Unió. En Andalousie, la longue domination socialiste (1981-2018) permit d’y instaurer ce que, non sans humour, les Espagnols appelaient le « parti révolutionnaire institutionnel » dans une claire et ironique allusion au Mexique. Les présidents socialistes de la Junte andalouse Manuel Chaves (1990-2009), José Antonio Griñán (2009-2013) et Susana Diaz (2013-2018) étaient d’authentiques vice-rois dans la région, relais de l’autorité lorsque le PSOE était au pouvoir, fer de lance de l’opposition lorsque le PP gouvernait. On pourrait multiplier les cas : José Bono en Castille-La Manche (1983-2004), Juan Carlos Rodríguez Ibarra en Estrémadure (1983-2007) sont assurément les meilleurs exemples de baronnie territoriale socialiste.

Compétitions

Les élections régionales sont devenues essentielles dans la répartition du pouvoir en Espagne. L’échec relatif des socialistes en 1991 annonçait un changement de cycle politique. En 1995, les victoires du PP à Madrid et à Valence ouvraient la voie à celle de 1996 au plan national. Avec Alberto Ruiz Gallardón et Esperanza Aguirre à Madrid, et avec Eduardo Zaplana et Francisco Camps à Valence, le PP allait se doter de présidents qui s’identifièrent si fortement avec leur région qu’ils en firent des fiefs quasiment inexpugnables. Aussi le parti règne-t-il sans discontinuer à Madrid depuis 1995, et a notamment disposé de la majorité absolue de 1995 à 2015. Esperanza Aguirre, qui présidait la région de 2003 à 2012 et aujourd’hui Isabel Díaz Ayuso (depuis 2019), y ont construit leur capital politique en combinant leur force électorale et l’affirmation d’une identité madrilène. Celle-ci est certes articulée sur des traditions régionales (folklore) mais aussi sur un contre-exemple aux revendications indépendantistes. La région de Madrid se présente comme l’Espagne de l’inclusion face aux nationalismes identitaires qui excluent. Si bien qu’aujourd’hui le PP madrilène transcende en partie le clivage gauche-droite ! Mais ces deux présidentes ont aussi fait de leur gouvernement régional et du contrôle du PP madrilène des instruments de leur propre carrière politique. Si Esperanza Aguirre a échoué à disputer à Mariano Rajoy le leadership du PP en 2008, elle a pu se présenter comme un « électron libre » au sein du parti et rendre plus difficile l’action gouvernementale de son camarade de parti. Quant à Isabel Diaz Ayuso, elle s’est posée en opposante numéro 1 à Pedro Sánchez, notamment lors de la crise sanitaire du Covid. Forte de ses compétences administratives, elle a pu proposer une gestion alternative de l’épidémie. Elle en a recueilli les fruits électoraux en mai 2021 dans une élection triomphale. 

Cette position semblait tellement forte qu’elle a eu pour effet d’entraîner une guerre interne au sein du PP : en février 2022, depuis le siège du parti, des accusations de corruption ont été lancées contre la présidente madrilène. Non seulement elle y a survécu mais surtout elle a obtenu la tête du leader national Pablo Casado qui a été défenestré par les grands barons territoriaux. 

Cette position semblait tellement forte qu’elle a eu pour effet d’entraîner une guerre interne au sein du PP

Ils ont choisi comme nouveau leader national le président de la Galice, Alberto Nuñez Feijóo, qui, fort de quatre majorités absolues (2009, 2013, 2016, 2020), apparaît comme une garantie de succès.

Ce passage de la présidence d’une grande région au leadership national, et peut-être à celui du gouvernement national, constitue une nouveauté absolue. Jusque-là, une répartition national-régional semblait organiser les carrières. Tant Felipe González que José María Aznar, José Luis Rodríguez Zapatero et Pedro Sánchez n’avaient jamais été ministres avant d’être présidents du conseil (Aznar avait présidé pendant deux ans la junte de Castille-Léon, mais à une époque où la communauté autonome ne disposait pas de toutes ses compétences). Leur force tenait au contrôle du parti et c’est en présidents qu’ils ont appris à gouverner. Seuls Leopoldo Calvo Sotelo et Mariano Rajoy avaient exercé des fonctions ministérielles avant de devenir chef du gouvernement. Chez les deux hommes d’ailleurs, trait frappant, on trouve un primat de l’administration sur le politique. Si d’aventure Nuñez Feijóo devenait chef du gouvernement, on aurait une première. Serait-ce le signe annonciateur de nouvelles circulations politiques, de nouvelles préparations au gouvernement du pays ?

Sécession ?

Les communautés autonomes sont de « petits pays ». Elles ont un président, un gouvernement, un parlement, un hymne, un drapeau. Des conférences de présidents réunissent les présidents régionaux avec le président du gouvernement. Aux grandes dates nationales, les présidents régionaux font partie des invités de l’État. Protocolairement, ils passent juste après le président du gouvernement (et devant les anciens chefs de gouvernement). Mais certains présidents sont plus présidents que d’autres… et on retrouve là les différences historiques des Espagne(s). Les présidents catalans et basques se sont toujours estimés supérieurs à leurs homologues. Ils boycottent depuis plus de vingt ans la fête nationale du 12 octobre et, depuis plus de quinze ans la conférence des présidents.

C’est naturellement avec la Catalogne que le conflit est allé jusqu’à son point extrême. Entre 2012 et 2017, en embrassant un projet indépendantiste à la fois ancien et complètement nouveau, Artur Mas d’abord, puis Carles Puigdemont ont voulu démontrer que la Catalogne n’était pas une communauté autonome comme une autre, question complexe que je détaille dans Le labyrinthe catalan (2019). Pour cela, ils ont utilisé la charge symbolique et historique qui entoure la fonction de président de la Généralité de Catalogne, y compris en mobilisant l’histoire, non sans excès. Carles Puigdemont, après avoir fui l’Espagne fin octobre 2017, se compare à Lluis Companys, président en exil de la Généralité, réfugié en France après la défaite républicaine, livré par la police de Vichy à Franco et exécuté le 15 octobre 1940 au fort de Montjuich. On peut mesurer ici la force des résonnances historiques, fussent-elles biaisées et instrumentalisées. Une incarnation peut renforcer une identité nationale.

Vox, né d’une scission du PP, a embrassé un discours hostile aux autonomies et proposant une recentralisation politique

Cette crise a modifié le débat politique : Vox, né d’une scission du PP, a embrassé un discours hostile aux autonomies et proposant une recentralisation politique, introduisant, au sein des droites espagnoles, un clivage nouveau et, porteur à terme, de divisions très profondes. À cet égard, la toute récente victoire du PP en Andalousie conforte le tournant « Feijóo » du Parti Populaire, une assomption de la culture décentralisée de la démocratie espagnole. Nul ne pourra prétendre gouverner l’Espagne contre ses régions !

Juanma Moreno, président sortant (PP) d’Andalousie remportait le 19 juin 2022 la majorité absolue au parlement régional, reléguant Vox à une insignifiance parlementaire et infligeant au PSOE son pire revers électoral depuis 1981.

Aussi, au terme de cette réflexion, est-il décisif de souligner les dynamiques politiques que la propre constitution et l’histoire espagnole ont générées en un court demi-siècle avec de nouvelles pratiques. Entre l’accroissement presque mécanique de la figure charismatique qu’appelle de son fonctionnement le système médiatique (surtout dans ses nouvelles modalités avec les réseaux sociaux) et les héritages historiques et mémoriels qui compliquent, en Espagne, la question de l’incarnation du pouvoir, force est de constater l’éventail des trajectoires de pouvoir qui existent. Au modèle centralisé français, au modèle parlementaire anglais, au modèle transactionnel allemand, l’Espagne ajoute un modèle polycentrique dont le double enracinement dans l’histoire – ce sont les vice-rois de la monarchie ancienne – et dans la démocratie – il n’y a pas de leadership sans soutien électoral – est fascinant. On peut se demander si être le premier dans son village n’est pas plus favorable que d’être le second à Madrid. Mieux même, ne vaut-il pas mieux construire sa puissance dans un fief régional plutôt que d’essayer de gouverner un pays qui compte dix-sept autres gouvernements ?

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