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01/03/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Vladimir Poutine au Parlement russe : la guerre, nouvelle normalité

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[Le monde vu d'ailleurs] - Vladimir Poutine au Parlement russe : la guerre, nouvelle normalité
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il revient sur la récente intervention du Président Poutine à l'Assemblée fédérale.

L'opposition radicale à l'Occident prend le pas sur "l’opération militaire spéciale" en Ukraine, désormais sans objectifs clairs assignés ; un nouveau pacte social est proposé à la population russe ; la guerre devient la nouvelle normalité en Russie. Tels sont les enseignements que tirent les analystes russes de tous bords de l'intervention présidentielle du 21 février. 

Repoussée de plusieurs mois, l'adresse annuelle à l'Assemblée fédérale, 18ème intervention du Président Poutine devant les deux chambres du Parlement, n'a "pas confirmé les pronostics de ceux qui anticipaient des décisions radicales sur le plan intérieur", constate la Nezavissimaïa gazeta (NG). Contrairement aux spéculations, la mobilisation générale n'est pas décrétée, les frontières ne sont pas fermées, les échéances électorales ne sont pas reportées, la militarisation de l'économie n'est pas décidée. Une fois encore, le Président russe rejette la responsabilité sur les Occidentaux : "je veux répéter que ce sont eux qui ont déclenché cette guerre, nous avons eu recours et recourons à la force pour mettre un terme à la guerre". Ceux-ci se voient reprocher d'utiliser l'Ukraine comme un "bélier" et un "polygone" contre la Russie. L'absence de bilan de "l'opération militaire spéciale" en Ukraine, un an après son déclenchement, surprend toutefois les experts. Les buts de guerre initiaux ("dénazification" et "démilitarisation") ne sont pas réaffirmés. Le seul succès dont le Kremlin peut faire état est la conquête d'un "corridor terrestre" reliant le Donbass à la Crimée, note Leonid Bershidsky. Le fait qu'à aucun moment du discours une perspective de paix n'ait été évoquée réjouit les nationalistes. "La guerre est entrée dans la société russe. En d'autres termes, la question de savoir quand prendra fin le conflit en Ukraine a perdu son sens et son actualité", estime Alexandre Douguine, qui salue ce "changement de paradigme".

Vladimir Poutine ne sait pas comment mettre un terme au conflit, il ne veut pas parler de pourparlers de paix.

Vladimir Poutine ne sait pas comment mettre un terme au conflit, il ne veut pas parler de pourparlers de paix, note le politologue Ivan Preobrajensky, alors qu'une grande partie de l'establishment russe pousse à un cessez-le-feu permettant à la Russie de rassembler ses forces avant de reprendre les opérations. Aux "attentes stratosphériques" de Poutine, les élites et l'opinion russes préfèreraient que les ambitions se limitent au Donbass, estime Tatiana Stanovaya

Les commentateurs russes admettent que tout ne s'est pas passé comme prévu. "La thèse selon laquelle, en cas d'attaque, le régime de Kiev s'effondrerait immédiatement, ne s'est pas vérifiée", concède le chercheur Alexeï Krivopalov. "Visiblement, le plan consistait à frapper fort et mortellement l'Ukraine, à assiéger Kiev et à contraindre le régime de Zelensky à la capitulation", explique Alexandre Douguine. Dans un deuxième temps, il s'agissait de "porter au pouvoir un politicien modéré comme Medvedtchouk et d'entamer le rétablissement des relations avec l'Occident, comme ce fût le cas après le rattachement de la Crimée". Toutefois, "après des succès initiaux, il y a eu des erreurs dans la planification stratégique de toute l'opération", écrit Alexandre Douguine, qui attribue les revers subis par la Russie à un "état d'esprit non militaire de l'armée, des élites et de la société, qui n'étaient pas prêtes à une sérieuse confrontation avec le régime ukrainien et encore moins avec l'Occident collectif". Cet échec conduit Fiodor Loukjanov à s'interroger prudemment sur le bien-fondé de l’intervention russe : "je me risque à avancer que, contrairement aux déclarations des dirigeants russes, en premier lieu du Président lui-même, selon lesquelles nous n'avions pas le choix, la situation offrait plusieurs options".

La formulation d'un nouveau pacte social

Vladimir Poutine s’en prend à nouveau aux "nationaux-traîtres" et met en garde les oligarques contre la saisie de leurs avoirs en Occident où ils seront toujours considérés comme des étrangers de "seconde zone", il les appelle à rapatrier leurs fonds en Russie. Il exclut aussi une "chasse aux sorcières", de même qu'il met en exergue la "liberté d'entreprendre" et déclare vouloir éviter l'alternative "beurre ou canons", la course aux armements ayant conduit l'URSS à sa perte ("nous ne devons pas répéter les erreurs du passé et détruire notre propre économie"). L'absence de tournant radical dans la politique économique déçoit les "faucons", remarque la NG. L'économiste Valentin Katanossov regrette que l'objectif annoncé soit de "s'adapter aux sanctions", plutôt que de renoncer au capitalisme et de se "mettre sur les rails de la mobilisation" économique. Les longs développements consacrés à détailler les mesures de soutien aux soldats et à leurs familles sont destinés à acheter la loyauté des couches les moins favorisées de la population, analyse Andreï Kolesnikov. Ce discours aura plutôt soulagé les milieux d'affaires, note Georgui Bovt, les cours de la bourse moscovite et du rouble ont progressé. 

En accordant autant d'importance à des sujets sans lien avec la guerre, qui est peu abordée, il s'agit de créer l'impression d'une nouvelle normalité ("business as usual"), analyse Leonid Bershidsky, le Président russe donnant le sentiment d'être à l'aise dans la situation présente.

"L'opération militaire spéciale est utilisée comme argument pour renforcer la cohésion globale de la société", estime la NG. La "mobilisation partielle", décidée fin septembre 2022, a modifié le contrat social de l’ère Poutine (passivité politique/respect de la sphère privée), la population russe partage désormais la culpabilité collective qu'il avait fait porter à son entourage à la veille du déclenchement de la guerre, lors de la séance du Conseil de sécurité du 21 février 2022, analyse Andreï Kolesnikov.

En accordant autant d'importance à des sujets sans lien avec la guerre, qui est peu abordée, il s'agit de créer l'impression d'une nouvelle normalité.

Le "message important, mais implicite" de Poutine, selon Maxim Troudoljubov, est que, "faute de victoire, un scénario se met en place qui devient la nouvelle réalité politique en Russie". Se livrant à une présentation très optimiste de la situation - le recul annoncé du PIB (- 2,1 %) est peu crédible, l'économie ne s'est pas effondrée mais le déficit budgétaire se creuse - le Président russe invite ses concitoyens à considérer la guerre comme une opportunité, tant pour la mobilité sociale en occupant les emplois laissés vacants par l'exode des personnels qualifiés, que dans le domaine économique, en appelant les hommes d'affaires russes à investir et à prendre la place des sociétés occidentales qui ont déserté le marché russe. Il s'agit, selon le politologue, de constituer une couche sociale bénéficiant de la guerre menée en Ukraine. 

L'affirmation de la souveraineté de la Russie, "État-civilisation"

Le Président Poutine, commente Vzgliad, "défend le droit de la Russie à être forte, ce qui implique qu'elle dispose d'une souveraineté totale sur le plan de la géopolitique, de l'économie, de la technologie, dans les domaines sociétaux et culturels, dans le système éducatif". Selon ce quotidien proche du pouvoir, le message essentiel de cette adresse au Parlement, c'est "le passage définitif au développement d'un État souverain puissant". La suspension du traité new START ne doit pas être surestimée, estime Fiodor Loukjanov, qui voit en revanche dans ce discours un "appel à se désengager totalement des relations avec l'Occident dans tous les domaines, sécuritaire, politique, économique, culturel et moral". Après un an "d'épreuves et de pertes terribles", la formule du pouvoir de Vladimir Poutine n'est plus "développement occidental + souveraineté", elle est devenue "souveraineté + identité civilisationnelle", c'est la "voie russe" ("Русский путь"), il s'agit là "peut-être du principal résultat de toute l'opération militaire spéciale", écrit Alexandre Douguine. Le projet de nouvel ordre international n’est pas évoqué dans l’adresse présidentielle, qui présente la Russie comme "un pays ouvert et une civilisation spécifique", que "nous devons conserver et transmettre à nos descendants", occasion pour Vladimir Poutine de se lancer dans une violente diatribe contre ce qu'il considère être la décadence de l'Occident où "la pédophilie devient la norme". L'accent mis sur les "valeurs traditionnelles" marque la rupture avec l'Occident mais aussi la volonté de se tourner vers les pays du Sud. 

"La guerre s'est transformée - de défense de la souveraineté elle est devenue choc des civilisations", résume Alexandre Douguine. "La Russie n'est plus du tout l'Occident", se félicite ce théoricien du courant eurasiatique.

"La guerre s'est transformée - de défense de la souveraineté elle est devenue choc des civilisations".

Cette orientation reçoit une traduction concrète. Le jour même de son discours, Poutine signe un oukaze annulant un décret de mai 2012 sur les objectifs de politique étrangère définis à l'égard de l'UE (création d’espaces communs, suppression des visas, accord de partenariat...) et dans les conflits de Transnistrie et du Haut-Karabakh.

La souveraineté dans le domaine éducatif est l'une des grandes priorités du président russe, souligne le site d'actualité actualcomment, proche du Kremlin, d’où la place essentielle réservée à l'éducation et à la formation, aux valeurs traditionnelles et à la protection des enfants. D'ores et déjà, des cours de patriotisme (intitulés "conversations sur des choses importantes") sont au programme des classes primaires et secondaires. Le 21 février, Poutine annonce le retrait de la Russie du processus de Bologne et un retour partiel au cursus universitaire soviétique. Au vu de la tonalité du discours, estime ce média, le tournant est pris pour longtemps. Vladimir Poutine vient également de promulguer une loi sur "la langue d'État de la fédération de Russie" qui restreint l'emploi des mots étrangers. 

La guerre comme nouvelle normalité

"En suspendant l'application de l'accord new START signé avec Washington, la Russie fait monter les enchères dans la confrontation avec les États-Unis, l'OTAN et l'Occident collectif", observe Elena Panina. "En résistant toute une année à des pressions sans précédent, notre pays a montré qu'il est prêt à une lutte épuisante. Il n'y aura pas de victoire rapide", avertit-elle, à preuve l'avertissement de Poutine : "plus l'Ukraine recevra des systèmes à longue portée et plus nous serons contraints d’éloigner la menace de nos frontières". "Une chose est sûre, il n'y aura pas de marchandage, la guerre est là pour longtemps", assure Elena Panina. "Si tout a commencé comme une opération spéciale, il est clair aujourd'hui que la Russie est dans une guerre complète et difficile, non seulement avec l'Ukraine [...], mais avec l'Occident collectif et le bloc de l'OTAN", constate également Alexandre Douguine. La "guerre du nord", déclarée en 1700 par Pierre le Grand à la Suède - épisode que Vladimir Poutine aime citer - a duré 21 ans, rappelle Pavel Daniline, après des difficultés et des défaites, "la guerre s'est achevée par le triomphe de la Russie". 

La conclusion du discours de Poutine c'est que "la Russie et l'Occident sont totalement incompatibles"et que "la Russie ne peut que lutter jusqu'au bout" pour l'emporter dans ce "combat pour la survie", observe Tatiana Stanovaya. Le message principal du Président russe ("il est impossible de vaincre la Russie sur le champ de bataille") signifie que "la guerre sera longue, qu'elle entraînera une forte déstabilisation dans le monde entier mais qu'elle ne se terminera pas par une victoire sur la Russie". "Dans la vision du monde de Poutine, la guerre est un état normal[...]. Tant que Poutine est au Kremlin, la guerre ne s'arrêtera pas", affirme Gregori Ioudine. En effet, "la guerre n'a plus d'objectifs qui permettraient d'y mettre un terme", elle est justifiée par la confrontation existentielle avec l'Occident, considéré comme "un ennemi qui veut nous tuer et que nous voulons tuer". Selon ce sociologue libéral, la confrontation ne peut que s'intensifier : "l'armée russe va augmenter rapidement ses effectifs, l'économie va se réorienter sur la fabrication de canons, l'éducation se transformer en instrument de propagande et de préparation militaire". Dans ces conditions, il est "naturellement inutile de discuter avec Poutine", il faut imaginer une Russie sans lui, estime Gregori Ioudine.


 

 

Copyright image : Alexander NEMENOV / AFP

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