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02/02/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Turquie - la politique étrangère fera-t-elle l'élection ?

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[Le monde vu d'ailleurs] - Turquie - la politique étrangère fera-t-elle l'élection ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, la politique étrangère turque.

Confrontés à une situation économique et sociale dégradée, Recep Tayyip Erdoğan et son parti sont tentés de disqualifier l'opposition. Ils utilisent la politique étrangère, notamment les relations avec les États-Unis, l'OTAN, la Russie et la Syrie pour remporter au printemps prochain une nouvelle victoire électorale qui, aujourd'hui, n’apparaît pas acquise. 

Les incertitudes du scrutin 

Les élections présidentielle et législatives en Turquie, avancées d'un mois, auront lieu le 14 mai, a annoncé le Président Erdoğan. Il s'agit d'une date symbolique dans l'histoire politique du pays, écho à la victoire, le 14 mai 1950, d'Adnan Menderes, dirigeant du parti démocrate, d'orientation islamiste conservatrice, sur le parti kémaliste CHP, qui avait gouverné le pays depuis la fondation de la république en 1923. La nouvelle candidature de Recep Tayyip Erdoğan est contestée par l'opposition, la constitution limitant l'exercice du pouvoir présidentiel à deux mandats consécutifs. Le président de l'AKP a d'autres raisons pour accélérer le calendrier, en premier lieu la détérioration de la situation économique et sociale, marquée par une forte inflation et par la dépréciation de la livre turque qui, ces deux dernières années, a perdu près des deux-tiers de sa valeur par rapport au dollar. Pour amortir ses effets, le gouvernement turc a pris des mesures coûteuses et contestées  (forte hausse des salaires, subventions, amnistie fiscale, départ en retraite anticipé, politique de taux d'intérêt bas pour tenter de réduire l'inflation), difficilement soutenables à terme et de nature à décourager les investissements européens, alors que l'économie turque reste très dépendante des technologies et des capitaux occidentaux, bien que les liens commerciaux et énergétiques avec la Russie et les pays du Golfe se soient accrus ces dernières années. 

Pour conserver le pouvoir, Erdoğan et l'AKP n'hésitent pas non plus à recourir à des tentatives de criminalisation de l'opposition. 

Pour conserver le pouvoir, Erdoğan et l'AKP n'hésitent pas non plus à recourir à des tentatives de criminalisation de l'opposition. La condamnation à une peine d'emprisonnement et à une période d'inéligibilité d'Ekrem İmamoğlu, maire CHP d'Istanbul, l'adversaire actuellement le plus sérieux du Président Erdoğan, pourrait, si elle est confirmée en appel, l'empêcher de se présenter à l'élection présidentielle. Quant au parti pro-kurde HDP, qui avait recueilli 11,7 % des suffrages en 2018, il est menacé d'interdiction avant la tenue du scrutin du fait de ses liens avec le PKK. Erdoğan reste plus populaire que son parti.

À ce stade, au Parlement, une victoire de l'AKP et du MHP, son allié d'extrême-droite, est jugée peu probable. L'opposition, incarnée par la coalition de six partis menée par le CHP et aussi par le HDP, pourrait, selon les enquêtes d'opinion, devenir majoritaire. La coalition autour du CHP vient de présenter sa plateforme électorale mais n'a pas encore désigné son candidat à la présidence de l'État - le choix devrait intervenir fin février. Ekrem İmamoğlu est plus populaire que Kemal Kılıçdaroğlu, président du CHP, mais une collaboration avec le HDP est écartée, ce qui amoindrit les chances des adversaires de l'AKP. Le manque d'expérience et de cohérence de l'opposition en politique étrangère est une autre faiblesse. Le CHP reste marqué par une tradition anti-occidentale, lors d'un récent déplacement aux États-Unis, Kemal Kılıçdaroğlu n'a rencontré aucun responsable de l'administration Biden

Le débat autour des F-16 et de l'adhésion à l'OTAN de la Finlande et de la Suède

La demande d'adhésion à l'OTAN de la Finlande et de la Suède, consécutive à l'invasion russe de l'Ukraine, a été approuvée à ce jour par la quasi-totalité des membres de l'Alliance, à l'exception de la Hongrie et de la Turquie. En juin dernier, en marge du sommet de Madrid, un mémorandum trilatéral a été signé par Ankara, Helsinki et Stockholm aux termes duquel la Turquie accepte cet élargissement de l'OTAN moyennant la prise en compte par les deux pays candidats des préoccupations turques s'agissant du PKK/PYD et de la reconnaissance du caractère terroriste de ces organisations. Cette question est particulièrement sensible en Suède, qui compte une importante communauté kurde, et que R.T. Erdoğan accuse d'abriter des "terroristes" dont il demande l'extradition. Un attentat, perpétré en novembre à Istanbul, immédiatement attribué par Ankara au PKK, et des incidents récents à Stockholm, au cours desquels l'effigie d’Erdoğan a été pendue et un exemplaire du Coran brûlé, ont donné des arguments aux autorités turques. Cette question a été évoquée lors du récent déplacement aux États-Unis du ministre turc des Affaires étrangères, notamment avec le secrétaire d'État Antony Blinken, le 18 janvier dernier. Bien qu'officiellement, les autorités américaines n'établissent pas de lien entre l'accord d'Ankara à l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN et l'acquisition par la Turquie de chasseurs F-16 aux États-Unis - à Madrid, le Président Biden avait affirmé qu'il n'y avait pas de "quid pro quo" - pour les observateurs les deux questions sont étroitement liées. Depuis qu'elle a été exclue, en 2019, du programme F-35 après avoir fait l'acquisition de systèmes russes S 400, la Turquie tente en effet d'acheter et de moderniser plusieurs dizaines de F-16, contrat évalué à 20 Mds $. 

Contrairement aux espoirs de Mevlut Çavuşoğlu, sa visite n'a donné lieu à aucune annonce s'agissant de l'achat des F-16, qui se heurte à une forte opposition au Congrès. Bob Menendez, président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, a accusé le Président turc de violer le droit international et les normes démocratiques et de déstabiliser son environnement régional, il a indiqué qu'il n'approuverait pas la livraison des F-16 aussi longtemps que R.T. Erdoğan ne modifiera pas son comportement.

Un accord d’Ankara aux demandes d'adhésion finlandaise et suédoise reste probable.

La Maison Blanche pourrait tenter de forcer un vote au Congrès, par exemple par un "executive order", mais est peu encline à le faire, compte tenu des réticences du Département d'État, rapporte le Los Angeles Times. Un accord d’Ankara aux demandes d'adhésion finlandaise et suédoise reste probable, pense Soner Cagaptay, la question étant de savoir si cet aval interviendra avant ou après les élections turques. L'administration américaine pourrait proposer à Ankara un compromis consistant dans la livraison des F-16 - accompagnée de la fourniture à la Grèce de F-35, pour surmonter les objections du Congrès - en échange de son accord à l'entrée de la Finlande et de la Suède dans l'OTAN. R.T. Erdoğan pourrait se prévaloir d'un succès diplomatique dans sa campagne électorale. S’il intervenait à l'automne, un accord symboliserait, selon le chercheur du WINEP, un nouveau départ dans les relations turco-américaines. Actuellement, les autorités turques sont prêtes à accepter la candidature de la Finlande en scindant l'examen des deux demandes d'adhésion, solution rejetée à Helsinki.

L'avenir de la coopération Ankara-Moscou, en Syrie notamment. 

Les échéances électorales turques sont suivies avec attention à Moscou du fait de la relation très particulière, nouée ces dernières années avec Ankara, Erdoğan étant devenu un partenaire incontournable, plus encore depuis le début du conflit en Ukraine. La Turquie, qui accueille beaucoup de Russes fuyant la guerre, a un rôle essentiel dans les "importations parallèles" qui permettent à la Russie de contourner les sanctions internationales. Alors qu'elle est confrontée à des problèmes de liquidités, elle a obtenu de Moscou une aide financière appréciable (5 Mds $ pour la centrale nucléaire d'Akkuyu) et détient la clé de l'entrée de la Finlande et de la Suède dans l'OTAN. Il faut prendre au sérieux les élections turques, car le recours aux "corrections administratives" est limité, souligne ainsi Mikhail Vinogradov, allusion implicite à la situation en Russie.

L'engagement sur tous les fronts du Président Erdoğan vise à lui assurer un troisième mandat.

L'engagement sur tous les fronts du Président Erdoğan vise à lui assurer un troisième mandat, explique le politologue russe, qui mentionne son rôle d'intermédiaire dans le conflit russo-ukrainien, ses efforts pour obtenir un rabais sur les livraisons de gaz russe et des délais de paiement, ainsi que l'activisme déployé dans son environnement régional (Grèce, Chypre, Caucase du sud, Golfe, Syrie). 

Bien qu'aujourd'hui la victoire d'Erdoğan ne soit pas garantie, Fiodor Loukjanov admet pouvoir difficilement envisager sa défaite. La Turquie bénéficie, notamment sur le plan économique, de la stratégie "risquée mais subtile" déployée par le Président turc à l'étranger. L'opposition, si elle l'emportait, aurait "moins d'ambitions géopolitiques", avance cet expert. Aucun autre dirigeant succédant à Erdoğan ne pourrait résister à la pression de l'Occident, la Finlande comme la Suède auraient dès lors de bonnes chances de rejoindre l'OTAN, estime Fiodor Loukjanov. 

Après la rupture entre Ankara et Damas, provoquée il y a une décennie par la guerre civile syrienne, la réunion trilatérale, à Moscou le 28 décembre dernier, des ministres de la Défense et des chefs des services de renseignement russes, turcs et syriens, est une étape importante, observe Kirill Semionov. Cette rencontre pourrait être suivie, fin février, d'une réunion des ministres des Affaires étrangères et ouvrir la voie, d'ici quelques mois, à un sommet trilatéral dans le même format. Plusieurs obstacles se dressent cependant sur la voie d'une normalisation des relations turco-syriennes, note ce spécialiste du Moyen-Orient. Damas pose en préalable à la réunion des chefs de la diplomatie des trois pays un "ultimatum" que cet expert juge irréaliste - le retrait de toutes les troupes turques, présentes au nord de la Syrie, zone devenue un "protectorat turc". Un rétablissement des liens Ankara-Damas ouvrirait toutefois une "fenêtre d'opportunités" et conférerait plus de légitimité internationale au régime de Bachar al Assad, il créerait une brèche dans les sanctions qui empêchent la reconstruction du pays. 

Cette normalisation, d'après Kirill Semionov, rendrait superflue une intervention militaire au nord de la Syrie, qui n'est pas dénuée de risques politiques, mais dont Erdoğan menace depuis des mois les Kurdes syriens, puisqu'il reviendrait alors à l'armée syrienne de repousser les forces kurdes loin de la frontière avec la Turquie. Une reprise de la coopération avec Damas permettrait aux autorités turques d'économiser des ressources en engageant la réinstallation des quelques 3,7 millions de réfugiés syriens accueillis actuellement en Turquie, devenus un fort enjeu de politique intérieure. 

Un rétablissement des liens Ankara-Damas ouvrirait toutefois une "fenêtre d'opportunités" et conférerait plus de légitimité internationale au régime de Bachar al Assad.

La Russie tirerait également profit de cette baisse de la tension entre ces deux voisins, libérant des moyens militaires et économiques susceptibles d’être réaffectés sur le front ukrainien, et lui redonnerait un rôle de médiateur vis-à-vis de Damas pour faciliter l'intégration des Kurdes dans les structures de l'État syrien. 

Un processus de normalisation avec le voisin syrien priverait aussi l'opposition turque de l'un de ses arguments de campagne. Parmi les raisons qui rendent plausible une telle hypothèse figure effectivement la proximité des échéances électorales turques, explique Stanislav Ivanov. Reconnaître une légitimité au régime syrien représenterait pour la diplomatie turque un "virage à 180°", qui s'inscrit, selon le chercheur de l'IMEMO, dans un retour à la stratégie de "zéro problème avec les voisins". Cette politique, inspirée par l'ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu, retrouve une actualité aujourd'hui, Ankara ayant entamé un rapprochement avec Israël, l'Égypte, les Émirats arabes unis et les autres États du Golfe. La détérioration de la situation économique et financière de la Turquie plaide en faveur de cette normalisation mais, dans le cas de la Syrie, on est encore loin de sa mise en œuvre, tempère Stanislav Ivanov. En cas de retrait des forces turques du nord de la Syrie, les territoires évacués (Idlib, Alep, Raqqa) seraient contrôlés par des groupes et des forces de sécurité proches de la Turquie, car le maintien du statu quo dans ces zones sera sans doute l’une des conditions mises par Ankara au départ de ses troupes. La Turquie pourrait également exiger le désarmement des forces kurdes et la suppression des institutions autonomes kurdes ("Rojava"). Un retour des réfugiés syriens risque de s'avérer problématique, la plupart étant très hostiles au régime de Damas. Une autre demande pourrait concerner la reprise des travaux du comité constitutionnel, établi sous les auspices de l'ONU, pour préparer de manière inclusive des élections législatives et présidentielle et élaborer une nouvelle Constitution. Une normalisation entre Ankara et Damas modifierait également les équilibres au sein de l'opposition armée syrienne, dont pourrait bénéficier Hayat Tahrir al-Sham, le groupe islamiste le mieux structuré, analyse Fehin Tastekin. D'après lui, la question de l'avenir de l'armée nationale syrienne, soutenue par la Turquie, serait aussi posée. 

 

 

Copyright image : Alexander Zemlianichenko / POOL / AFP

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