Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
15/02/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Russie-Iran-Israël : un triangle sous tension

[Le monde vu d'ailleurs] - Russie-Iran-Israël : un triangle sous tension
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, la reconfiguration des relations entre Moscou, Téhéran et Tel-Aviv.

La poursuite de la guerre russo-ukrainienne et la montée en puissance du programme nucléaire iranien rebattent les cartes entre les trois acteurs importants que sont Moscou, Téhéran et Tel-Aviv, ce qui les conduit à réévaluer leurs relations et ne reste pas sans conséquence sur la situation en Ukraine et en Syrie. 

Le retour du Moyen-Orient au premier plan de l'agenda international

Un an après le déclenchement de l'invasion de l'Ukraine, qui mobilise toujours l'attention des Occidentaux, l'issue de cette guerre reste insaisissable. Le régime russe s'est radicalisé, toute forme d'opposition organisée est désormais criminalisée. Le Kremlin conditionne des négociations à l'acceptation par Kiev de l'annexion des régions ukrainiennes, qui sont partiellement occupées par l'armée russe. Ce conflit comporte aussi de multiples implications régionales, par exemple dans le sud du Caucase. L'Azerbaïdjan a mis à profit le désengagement politique et militaire russe pour accentuer la pression sur l'Arménie et le Haut-Karabagh. L'Iran tente d’accroître son influence dans cette région en cherchant à affaiblir l’Azerbaïdjan, en mettant à l'épreuve le partenariat stratégique noué ces dernières années entre Bakou et Tel-Aviv, qu’il juge préjudiciable à ses intérêts, et en se présentant comme le protecteur de l'Arménie. Au Moyen-Orient, le rôle de la Russie, de l'Iran et d’Israël est crucial : ces deux pays non arabes sont étroitement liés avec une Russie qui est parvenue jusqu’à présent à maintenir de bonnes relations avec l’ensemble des puissances régionales (Arabie saoudite, Qatar, Syrie, Israël…). En Israël, le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou à la tête d'une coalition très marquée à droite nourrit des inquiétudes. Le projet de réforme de la cour suprême provoque une mobilisation sur le thème de la défense de l'indépendance de la justice, les attentats meurtriers de ces dernières semaines font craindre une nouvelle escalade entre Israéliens et Palestiniens. En Iran, le pouvoir religieux est confronté depuis plusieurs mois à une contestation importante, férocement réprimée. Face à ce qu'il considère comme des tentatives de déstabilisation venant de l'étranger, le régime iranien est tenté d'accélérer son programme nucléaire pour acquérir une sorte d'immunité. Aussi, selon Aaron David Miller et Steven Simon, il est possible qu'« Israël et l’Iran déterminent l'agenda de Washington dans les deux années à venir »

En septembre 2022, un accord sur le programme nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action - JCPoA) semblait encore à portée, mais l'Iran a décidé de plusieurs mesures qui le rapprochent du seuil nucléaire, alerte l'AIEA dans un rapport publié en novembre, qui déplore un manque de coopération de sa part. Les perspectives de compromis semblent désormais très réduites. 

La révolte populaire en Iran et l'invasion russe de l'Ukraine rendent une entente sur le projet de texte encore plus problématique. 

La révolte populaire en Iran et l'invasion russe de l'Ukraine rendent une entente sur le projet de texte encore plus problématique. Un nouvel accord sur le JCPoA, que l'administration Trump avait dénoncé en 2018, impliquerait que le Congrès des États-Unis accepte la levée des sanctions en vigueur contre un pouvoir iranien répressif qui apporte un soutien militaire actif à la Russie dans sa guerre en Ukraine. Aux yeux d'un régime qui se sent menacé par l'Occident, l'offensive décidée par le Kremlin contre Kiev, qui avait volontairement renoncé à l'arme nucléaire en échange de garanties de sécurité (mémorandum de Budapest de 1994), constitue un argument puissant en faveur de la possession de l'arme nucléaire et de la sanctuarisation qu'elle lui conférerait.

Cette perspective ne peut qu'inciter Israël - État que le régime iranien déclare vouloir détruire - à poursuivre ses actions préventives pour empêcher que le programme nucléaire militaire iranien n'aille à son terme. Les contacts israélo-américains sur le dossier iranien se sont intensifiés ces derniers temps, notamment fin janvier à l'occasion de la visite à Tel-Aviv du Secrétaire d'État Antony Blinken. Des manœuvres conjointes (« Juniper Oak »), les plus importantes dans l'histoire de la coopération militaire bilatérale, ont également eu lieu.

L'Ukraine, facteur du rapprochement russo-iranien 

Plusieurs explosions, attribuées à des drones israéliens, ont touché à Ispahan, dans la nuit du 28 janvier 2023, des installations militaires liées au ministère de la Défense iranien, qui a tenté de minimiser les dommages causés. Il s'agit, selon le Middle East Institute, d'un message destiné à dissuader l'Iran de poursuivre son programme nucléaire et son assistance militaire à Moscou. La nouveauté est que cette attaque a visé le territoire iranien en profondeur mais, pour autant qu'on puisse en juger, les dégâts restent limités, relève Andreï Kortounov, qui y voit aussi « un signal qui témoigne de la volonté d'Israël d'aller beaucoup plus loin si nécessaire ». Pour autant, d'après le directeur du RIAC, Israël mise toujours sur la Russie pour influencer la politique iranienne. Selon Fiodor Loukjanov, autre expert proche du Kremlin, il y a effectivement des raisons de penser qu'il s'agit d'uneopération israélienne, qui vise aussi bien l'aide militaire apportée par Téhéran à Moscou que le programme nucléaire iranien. Le politologue russe convient que la frontière entre finalité civile et militaire est « ténue », et que les négociations, « dans l'impasse », du JCPoA sont en fait « terminées », il regrette qu'Israël, pour garantir sa sécurité, « ignore ostensiblement ce qui reste du droit international », comportement qui, « dans le monde dans lequel nous vivons, devient la norme »

Fiodor Loukjanov admet aussi être surpris par la transformation très rapide de l'Iran « en partenaire, et même en allié », de la Russie et par le degré de coopération qui s'est instauré entre les deux pays, « dans des domaines très délicats », compte tenu du contentieux historique entre les deux empires.

 L'Iran est désormais pour la Russie un pays « important ».

L'Iran est désormais pour la Russie un pays « important  ».  Un changement politique « résultant d'une ingérence externe ou d'un processus interne nous serait très défavorable  », admet cet expert. De fait, les contacts à haut niveau se sont multipliés, y compris entre les Présidents Poutine et Raïssi. Bien que le rapprochement avec Moscou suscite les mises en garde de certains experts iraniens et que la livraison d'armes à la Russie ait pu donner lieu à un débat interne au régime, les medias officiels iraniens évoquent la livraison prochaine de chasseurs russes Su-35 et de systèmes anti-missiles, que Moscou a jusqu'à présent refusé de transférer à Téhéran, par crainte de compliquer les relations avec les autres pays de la région (Israël, Arabie saoudite, Émirats arabes unis...). Le régime iranien pourrait alors, selon le WINEP, être mieux à même de faire face à une éventuelle attaque de ses installations nucléaires, d'autant que Moscou pourrait mettre à disposition de l'Iran ses capacités en matière d'imagerie et d'interception de communications. Est aussi évoquée une collaboration dans le domaine de la cyber-guerre, dans laquelle les deux pays disposent de compétences reconnues. Dans le bras de fer actuel entre Israël et l'Iran, l'IIIS avance plusieurs scénarios, une confrontation directe entre les deux pays, qui servirait d'exutoire à leurs difficultés internes, une absence de réaction iranienne à de nouvelles attaques israéliennes, compte tenu des risques qu'impliquerait une escalade pour la survie du régime des mollahs, ou bien, hypothèse jugée la plus vraisemblable jusqu'à ce que l'Iran franchisse le seuil nucléaire, la poursuite de la « guerre de l'ombre » et de la confrontation indirecte. 

Syrie, Ukraine - les dilemmes de la diplomatie israélienne

La Syrie est un autre théâtre de la confrontation irano-israélienne dans laquelle Moscou, acteur majeur sur le terrain, joue un rôle important du fait de ses bonnes relations avec Téhéran et Tel-Aviv. La Russie contrôle en effet une grande partie de l'espace aérien syrien et ne fait pas obstacle aux frappes de Tsahal sur des cibles pro-iraniennes, notamment celles du Hezbollah, d'où la réticence d'Israël à remettre en cause cette coopération tacite par un engagement militaire trop prononcé aux côtés de l'Ukraine, alors que, de son côté, la Russie souhaite limiter l'influence de l'Iran en Syrie. « Nous équilibrons la situation en Syrie, explique le politologue russe Alexeï Makarkine. Sans notre présence, l'Iran absorberait tout simplement la Syrie. Israël le comprend, c'est pourquoi il ne va pas à la confrontation, c'est trop dangereux ». L'invasion de l'Ukraine a totalement éclipsé une autre opération militaire, celle menée par la Russie en Syrie, observe Nikita Smagin, elle a aussi contraint Moscou à réaffecter une partie du potentiel militaire (chasseurs Su-25, batterie de S-300) déployé sur le théâtre syrien, certaines zones évacuées par l'armée russe près de Lattaquié ayant été investies par le Hezbollah. 

La meilleure option pour le Kremlin serait un accord politique entre les diverses factions syriennes, qu'il tente de promouvoir en favorisant une normalisation entre Ankara et Damas. 

Selon cet expert, Moscou a mis fin à son aide financière au régime syrien, alors que le séisme dévastateur qui vient de frapper la Syrie va la rendre encore plus dépendante de l'aide internationale. Avec la guerre en Ukraine, pour Moscou, l'importance de la Turquie et de l'Iran - qui coopèrent depuis 2017 au sein du « format d'Astana » - n'a cessé de croître, notamment pour contourner les sanctions internationales. La meilleure option pour le Kremlin serait un accord politique entre les diverses factions syriennes, qu'il tente de promouvoir en favorisant une normalisation entre Ankara et Damas. L'intensification de la coopération militaire russo-iranienne ne peut qu'inquiéter Israël et rendre de plus en plus délicat l'exercice d'équilibrisme de la diplomatie russe au Moyen-Orient.

Plus encore que la Turquie, qui a livré des drones à Kiev tout en refusant d'appliquer à Moscou les sanctions internationales, Israël s'est jusqu'à présent peu impliqué dans la guerre russo-ukrainienne. Malgré les appels ukrainiens, la précédente coalition Bennett-Lapid a refusé d’accorder l'aide financière sollicitée par Kiev (500 millions de dollars) et d’autoriser l'exportation de systèmes anti-missiles (« dôme de fer », missiles Hawk), se contentant d'une assistance humanitaire (équipements médicaux, ambulances, générateurs, etc...). Outre les considérations d'ordre stratégique, la présence en Israël d'importantes communautés juives, d'origine russe et ukrainienne, plaide en faveur de cette retenue. L'implication militaire de plus en plus nette de l'Iran aux côtés de la Russie donne toutefois des arguments aux partisans d'un soutien plus actif de Tel-Aviv à l'Ukraine. En décembre dernier, W. Burns, directeur de la CIA, observait, à propos de la fourniture à la Russie de drones et de la livraison possible de missiles balistiques, qu'un « véritable partenariat de défense est en train de naître entre la Russie et l'Iran », ce pays faisant désormais planer une « menace réelle sur son voisinage et sur beaucoup de nos amis et partenaires ».

Ces dernières semaines, selon les informations du Haaretz, Tel-Aviv a fourni à l'Ukraine, par le canal de l'OTAN, des renseignements et des technologies « stratégiques » israéliennes. Un rapprochement est en cours avec l'Alliance atlantique. En 1994, un accord avait été signé accordant à Israël le statut de « partenaire » mais, pour la première fois, un Président israélien Isaac Herzog s'est rendu au siège de l'OTAN, fin janvier, pour rencontrer le conseil atlantique, ainsi que le secrétaire général de l'organisation, J. Stoltenberg. Le ministre israélien des Affaires étrangères Eli Cohen et une délégation de la Knesset projettent de se rendre en Ukraine, l'ambassade d'Israël à Kiev, fermée à la veille de l'attaque russe, devrait être rouverte. Dans plusieurs interviews, notamment à CNN, Benyamin Netanyahou n'exclut plus l'envoi d'armes à l'Ukraine. Cette évolution du discours d'un dirigeant, qui entretient de longue date une relation étroite avec Vladimir Poutine, jusqu'à devenir le « lobbyiste des intérêts du Kremlin », selon l’expression de la Nezavissimaïa gazeta, surprend les commentateurs moscovites. Ce quotidien relève les « formules catégoriques » du Premier ministre israélien, qui reprend à son compte les accusations occidentales sur la fourniture de drones iraniens à la Russie, n'écarte pas la livraison d'un « dôme de fer » à Kiev et admet que l'armée américaine, sans objection de sa part, a prélevé 300.000 obus d'artillerie prépositionnés en Israël pour les envoyer en Ukraine. Andreï Kortounov reste cependant confiant, certes, « les relations entre la Russie et Israël sont devenues plus complexes depuis le début de l'opération militaire spéciale. Tel-Aviv est soumis à une forte pression de la part de l'Occident et d'une partie importante de la société israélienne, la coopération militaire israélo-ukrainienne se développe », néanmoins, selon lui, « les liens entre la Russie et Israël sont trop forts pour être rompus facilement »


 

Copyright image : Lara JAMESON / Pexels

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne