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29/03/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - La réforme des retraites au miroir européen

[Le monde vu d'ailleurs] - La réforme des retraites au miroir européen
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il revient sur les perceptions européennes des mouvements sociaux en France en réaction à la réforme des retraites.

Comment les observateurs européens perçoivent-ils la séquence politique française ? Si la résistance des Français face à la réforme du système de retraites étonne certains de nos voisins, ces derniers se montrent également critiques face au fonctionnement du parlementarisme rationalisé et à un Président aux allures de "monarque républicain". Le risque de dérive populiste et ses conséquences possibles sur la construction européenne sont aussi très présents chez les analystes.

Le Roi Charles III et les symboles

L'effet le plus spectaculaire, au plan international, de la crise politique et sociale provoquée par la réforme des retraites, est le report de la visite d'État que devait effectuer en France le roi Charles III, son premier déplacement officiel à l'étranger. Une "humiliation" pour Emmanuel Macron, selon le quotidien conservateur The Telegraph. "Il est vraiment regrettable que la nouvelle Entente cordiale ait subi un coup d'arrêt", en effet  "un peu de glamour, de pompe et de cérémonie aurait certainement contribué à rappeler aux deux pays leurs liens historiques", écrit The Independent, mais, convient Peter Ricketts, ancien ambassadeur britannique à Paris, "la montée de ces manifestations violentes fait que l'idée d'un banquet à Versailles est une très mauvaise idée, cela rappelle trop un passé qui remonte à la Révolution".

Le souverain britannique joue un rôle important dans la stratégie du gouvernement Sunak visant à normaliser les relations avec l'UE.

Le souverain britannique joue un rôle important dans la stratégie du gouvernement Sunak visant à normaliser les relations avec l'UE, comme le montre l'entretien accordé au château de Windsor par Charles III à la présidente de la Commission européenne pour marquer le nouvel accord intervenu entre le Royaume-Uni et l'UE sur l'Irlande du Nord.

La visite en Allemagne du 29 au 31 mars a en revanche été maintenue, à laquelle le Président fédéral Steinmeier accorde, selon l'agence DPA, "une énorme importance", car elle doit "ouvrir un nouveau chapitre des relations germano-britanniques". Cela dit, à la veille de la visite du Roi, l'Allemagne a également été touchée par une "grève d'avertissement" ("Warnstreik") d’une ampleur inédite, dans le secteur des transports. "La France montre où cela mène, quand on est sur la mauvaise pente", met en garde la FAZ. Néanmoins, ce que les syndicats Ver.di et EVG organisent est un "enfantillage" comparé à ce qui se passe en France, écrit Nikolaus Blome. "Un pays qui compte 246 fromages est ingouvernable, disait de Gaulle, un pays qui a de tels syndicats non plus", écrit l'éditorialiste du Spiegel.

Une réforme impopulaire, mais nécessaire

Vue de l'étranger, la résistance des Français à une réforme des retraites ne peut que susciter de l'étonnement, observe la FAZ, sous la plume de son correspondant économique à Paris. Le système actuel absorbe 14 % du PIB, un taux supérieur à la moyenne des pays de l'OCDE et au niveau en Allemagne (10 %). Il est aussi complexe, avec 42 régimes, dont certains sont très déficitaires : ce seul constat suffirait à justifier son évolution. La polarisation du débat sur le report de l'âge légal à 64 ans surprend en Allemagne, où certains voudraient le repousser à 70 ans. La France compte désormais 17 millions de retraités, soit 4 millions de plus qu'en 2004, relever l'âge légal est la meilleure façon de combler le déficit, comme le montre l'exemple d'autres pays européens, estime aussi The Economist. Contrairement à certaines affirmations "ridicules", la France demeure "le pays le moins néolibéral du monde", la part des dépenses publiques représente 59 % du PIB, le niveau le plus élevé au sein de l'OCDE.

Pour autant, les indicateurs sociaux sont mitigés, bien que la productivité soit élevée en France, le revenu médian (22 732 € en 2021) se situe en deçà du niveau atteint dans les pays scandinaves, l'espérance de vie en bonne santé (63,7 ans) est également nettement inférieure à celle de pays comme la Suède (74 ans) et l'Espagne (70 ans) et le taux d'accidents du travail est l'un des plus élevés en Europe, observe le Christian Science Monitor. Pendant la décennie 2011-2020, le nombre annuel de jours de grève pour 1 000 salariés atteint en moyenne 93 jours alors qu'il n'est que 18 jours en Allemagne, rapporte le DLF.

Pour autant, les indicateurs sociaux sont mitigés. Bien que la productivité soit élevée en France, le revenu médian se situe en deçà du niveau atteint dans les pays scandinaves.

Il est vrai aussi que seul un tiers des plus de 60 ans est encore au travail en France, alors qu'en moyenne 45 % des seniors ont un emploi dans l’UE, note la FAZ. L'âge effectif de départ en retraite n’est cependant pas très éloigné de celui de ses voisins, relève Politico. Même s’il est "déconcertant de voir des jeunes à peine sortis de l’adolescence protester contre le fait d’avoir à travailler deux ans de plus quand ils auront atteint 62 ans […], mesure adoptée depuis des années par leurs voisins", admet El Pais, les Français ne sont, assure le quotidien, "ni plus ni moins paresseux que les Américains, les Espagnols ou les Canadiens". "Le dilemme de M. Macron est que, bien que la réforme des retraites soit profondément impopulaire, elle est bonne pour la France", estime The Economist. "Réélu en avril 2022, Emmanuel Macron aurait pu laisser le problème à son successeur, il a au contraire considéré que cela justifiait de dépenser un précieux capital politique pour régler la question", se félicite l'hebdomadaire libéral.

Les limites du monarque républicain

"Les forces politiques de droite et de gauche ont tout fait pour empêcher un débat constructif sur la manière de garantir les pensions. Elles ont donné l'impression qu'un retour à une retraite à 60 ans était possible et font croire à leurs concitoyens que les ressources financières de l'État sont inépuisables", note la correspondante à Paris de la FAZ, qui  reproche toutefois au Président de la République de manquer de "sens politique" et de ne pas avoir tiré les enseignements de la pandémie de coronavirus. Emmanuel Macron, affirme Michaela Wiegel, n’a pas pris en compte le désir de reconnaissance des travailleurs, qui ont assuré le fonctionnement du pays pendant le confinement, alors que ce sont eux qui supportent le poids principal de la réforme. "Au lieu de forger une coalition des raisonnables et de s'assurer le soutien des organisations patronales et d'une CFDT réformiste, Macron est passé en force comme un monarque absolu" ("Alleinherrscher"), déplore la correspondante allemande. Éditorialiste au FT, Simon Kuper met en cause les "technocrates" français, qui forment, selon lui, une caste endogène, et qui "traitent le reste de la France presque comme une colonie". C'est pourquoi Emmanuel Macron ne retire aucun bénéfice politique d'avoir ramené le chômage à 7,2 %, son plus bas niveau depuis 2008. Il existe aujourd'hui en France trois pôles de pouvoir, explique le commentateur du FT, la présidence de la République, la Justice et la rue. "Si le Président décide quelque chose, seule la rue peut l'arrêter, en paralysant le pays par des manifestations et des grèves. La rue et le Président cherchent rarement le compromis. L'un gagne, l'autre perd", résume Simon Kuper.

C'est pourquoi Emmanuel Macron ne retire aucun bénéfice politique d'avoir ramené le chômage à 7,2 %, son plus bas niveau depuis 2008.

Compte tenu du vieillissement de la population, il y a de bonnes raisons pour repousser l'âge de départ à la retraite, on pourrait même reprocher au Président Macron de n'être pas allé assez loin, mais "les vives protestations expriment aussi une insatisfaction sociale dont les racines sont antérieures à la période Macron", remarque le Handelsblatt. "La gauche, les Communistes, les Verts ont la nostalgie des 'Trente Glorieuses', l'âge d'or de l'industrialisation de la France de l'après-guerre", analyse Nikolaus Blome.

Quant à The Economist, il met en cause la responsabilité des députés LR, dont beaucoup n'ont pas soutenu le projet de loi, l'hebdomadaire dénonce aussi "le silence à courte vue" des responsables politiques et économiques, conscients que la France a besoin de changement, et qui pourraient payer cher cet échec. "Il était une fois un Président français, qui plaidait pour un nouveau départ, pour une alternative nouvelle à un système politique sclérosé", et qui en 2017 a fêté sa victoire aux accents de "l'hymne à la joie", suscitant un écho important à l'étranger et en premier lieu en Allemagne, rappelle le Handelsblatt. Après sa réélection, Macron a promis à ses compatriotes d’instaurer un nouveau style et d’être plus à l'écoute de leurs préoccupations. Mais la manière dont la réforme des retraites a été imposée montre, pour ses adversaires, qu'ils ont toujours affaire à l'ancien Macron, note le quotidien économique.

Ce thème d'un Président élitiste, autoritaire et détaché des réalités quotidiennes est présent dans les commentaires. Même si "la culture du compromis contredit l'idée qu'Emmanuel Macron a de l'exercice du pouvoir", néanmoins "il est grand temps pour le Président de se libérer du corset du monarque républicain et de redécouvrir la tradition parlementaire française", estime Michaela Wiegel, qui évoque l’hypothèse de la négociation, sur le modèle allemand, d’un contrat de coalition avec le parti LR, tout en tenant cette hypothèse pour peu probable. Le FT juge le moment venu pour mettre en question une "présidence toute puissante" et instituer une "sixième République". Tout en considérant que "la France est sur le fil du rasoir", le Spectator est persuadé que le Président Macron ne peut reculer, car "sa réputation ne s'en remettrait jamais", et qu'il préférera jouer son "rôle favori" de protecteur du peuple et de garant de l'ordre républicain, face aux terroristes et à l'extrême gauche. La faute originelle, selon Joseph de Weck, revient aux élites françaises qui ont conclu, après le rejet du référendum sur le traité constitutionnel de 2005, qu’un "‘non’ n’est pas un ‘non’" et qui, ce faisant, ont mis en question le pacte implicite passé entre le peuple et le Président, à savoir que ce dernier doit accepter le verdict populaire dès lors qu’il est massif. Les événements de 2023 sont la répétition de ce divorce, avec une ampleur inédite, les courants populistes n’ayant cessé de croître depuis 2005.

L’hypothèse populiste

Le mécontentement des Français va bien au-delà de la réforme des retraites, souligne Politico. Aux dernières élections législatives, Emmanuel Macron a perdu la majorité absolue à l'Assemblée nationale et sa décision de recourir à l'article 49.3 pour faire aboutir cette réforme expose de nouveau sa faiblesse. En imposant cette loi sans véritable vote du Parlement, le Président français est confronté à quelque chose qui ressemble à une crise constitutionnelle, analyse également le bureau européen du New York Times.

En imposant cette loi sans véritable vote du Parlement, le Président français est confronté à quelque chose qui ressemble à une crise constitutionnelle.

"On ne peut exclure le risque d'un nouveau soulèvement, comme celui que la France a connu avec le mouvement des gilets jaunes", estime The Economist. Une situation périlleuse, selon l'hebdomadaire, parce que le Président réélu de 45 ans, qui "déborde d'énergie et d'idées", n'est que dans la première année de son deuxième mandat et que de nouvelles élections bénéficieraient sans doute aux partis extrêmes. De fait, remarque Nicholas Vinocur dans Politico, cette crise a mis en évidence un parti présidentiel beaucoup plus faible qu'on ne le pensait et qui ne compte aucune personnalité d’envergure. Bien que le projet de loi sur le programme nucléaire ait été adopté en première lecture, on doit s'attendre à ce que les futures réformes soient freinées, pronostique le correspondant économique de la FAZ, alors même que le niveau élevé de la dette et la hausse des taux d'intérêts réduisent les marges de manœuvre de la politique de redistribution. D'ores et déjà, l'an dernier, le service de la dette s'est élevé à 42 milliards d’euros, il pourrait atteindre 50 milliards d’euros cette année.

À la chancellerie fédérale ou à l'Auswärtiges Amt, quelqu'un a-t-il pris le téléphone pour demander à l'Élysée "que pouvons-nous faire pour vous ?"

Comme d’autres analystes, le FT met l’accent sur "le risque de voir les Français suivre les Américains, les Britanniques et les Italiens et voter populiste". "La violence des protestations sur la réforme des retraites est une mauvaise chose, mais ce qu'elle nous dit de l'avenir politique du pays est pire", s’alarme Nicholas Vinocur. "La rébellion parlementaire" et le "chaos" qui gagnent le pays conduisent "ceux qui espèrent que la France restera fermement ancrée dans le camp libéral, favorable à l'UE et à l'OTAN, à se poser des questions", poursuit-il.

Marine Le Pen soigne son profil présidentiel et voit aujourd'hui augmenter ses chances d'accéder à l'Élysée, note le commentateur de Politico. Un Macron préparant involontairement le terrain à l'arrivée au pouvoir de "l'icône anti-UE" serait une "ironie amère" de l'histoire, écrit le Handelsblatt. Dans cette hypothèse, note le quotidien économique, "non seulement la France, mais l'UE auraient un problème". "En Allemagne, on a jusqu'à présent suivi de très loin les derniers affrontements en France, il est peut-être temps de s'en inquiéter", avance die Zeit. Cette préoccupation est partagée par Nikolaus Blome. "À la chancellerie fédérale ou à l'Auswärtiges Amt, quelqu'un a-t-il pris le téléphone pour demander à l'Élysée "que pouvons-nous faire pour vous ?"", alors que "le noyau le plus central des intérêts allemands - la communauté franco-allemande pour l'UE et l'euro - est en train d'exploser sous leurs yeux", demande l'éditorialiste du Spiegel, qui n’hésite pas à dramatiser la situation : "Bonn n'a jamais été Weimar, Paris pourrait le devenir, nous sommes des somnambules".  

 

Copyright Image : Ludovic MARIN / AFP

Le président français Emmanuel Macron est vu sur des écrans alors qu'il s'exprime lors d'une interview télévisée depuis le palais de l'Élysée, à Paris, le 22 mars 2023.

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