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10/06/2021

Informatique quantique : construire un écosystème pour le futur

Informatique quantique : construire un écosystème pour le futur
 Florian Carrière
Auteur
Senior Manager, Technologies Digitales et Émergentes chez Wavestone
 Théophile Lenoir
Auteur
Contributeur - Désinformation et Numérique

Le plan quantique français, annoncé par le président de la République le 21 janvier 2021, entend organiser les forces vives du pays pour faire de la France un acteur majeur des technologies quantiques. Faire fonctionner l’écosystème de façon efficiente est un enjeu clé si la France veut être compétitive dans ce domaine. Afin d’aborder ces enjeux, l’Institut Montaigne a organisé un cycle de trois événements sur l’informatique quantique. Florian Carrière, Senior Manager, Technologies Digitales et Émergentes chez Wavestone, et Théophile Lenoir, responsable du programme Numérique de l’Institut Montaigne, publient aujourd’hui un premier article d’une série de trois, à la suite du premier de ces événements.

L’informatique quantique constitue désormais un sujet d’intérêt majeur pour les États et les entreprises. Les révolutions qu’elle promet en termes de capacité de calcul, de sécurisation des données et in fine d’usages disruptifs dans de nombreux secteurs, amènent les États à développer des plans ambitieux : le Président Emmanuel Macron a ainsi annoncé le 21 janvier 2021 un plan d’investissement de 1,8 milliards d’euros, destiné à positionner la France comme un acteur majeur au niveau mondial. Car la course mondiale est déjà bien engagée : les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni et le Canada, pour ne citer que les pays principaux, ont déjà engagé des plans structurants depuis plusieurs années.
 
Le potentiel d’innovation de rupture, les enjeux économiques, mais aussi dans une certaine mesure la complexité du sujet, nourrissent les spéculations. Pourtant, l’informatique quantique fait encore face à des barrières technologiques considérables et il convient de tempérer quelque peu l’optimisme des annonces médiatiques. En particulier, la maîtrise des qubits (ou quantum bit, composant fondamental des ordinateurs quantiques) n’est encore que très partielle : leur stabilité et le taux d’erreur dans les calculs sont encore loin des niveaux attendus. De l’aveu même des principaux acteurs, la phase d’exploitation industrielle est encore assez lointaine : on estime qu’il faudrait bâtir une machine d’un million de qubits pour engager la plupart des applications concrètes à l’échelle industrielle, alors que les meilleurs prototypes à ce jour n’en comptent que quelques dizaines.
 
Par ailleurs, loin d’être une simple amélioration de l‘informatique classique, l’informatique quantique repose sur des logiques considérablement différentes. Ainsi, il nécessite de revoir la façon de concevoir et de développer les applications, ce qui rend l’adoption de la technologie plus difficile.
 
Pour toutes ces raisons, maintenant est le moment d’agir. Nous sommes encore au début de l’aventure quantique, et le champ est ouvert (contrairement à d’autres domaines, comme l’intelligence artificielle, dans lesquels l’avantage des États-Unis et de la Chine est plus marqué). L’Europe et les entreprises européennes peuvent prendre une place importante dans cette transformation quantique, mais cela nécessite de construire dès à présent un écosystème d’innovation performant.

En France, de nombreux acteurs s’emparent du sujet

L’Europe et les entreprises européennes peuvent prendre une place importante dans cette transformation quantique, mais cela nécessite de construire dès à présent un écosystème d’innovation performant.

L’écosystème français est riche. En premier lieu, notons l’excellence de la formation et de la recherche scientifique, illustrée par plusieurs grands noms (par exemple Serge Haroche, prix Nobel de physique) et plusieurs centaines de chercheurs de qualité mondiale, au sein notamment du CNRS (à Paris-Saclay, au LIP6, à l’IRIF ou à l’Institut Néel), du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (en particulier au Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information - LETI) ou de l’Inria. Compte tenu du stade de maturité des technologies, la recherche fondamentale joue un rôle déterminant.

En parallèle, la chaîne de valeur industrielle est menée par des grands groupes français, que ce soit dans le domaine du logiciel ou des technologies habilitantes, et par les filiales françaises de grands groupes états-uniens, qui sont des locomotives majeures, même si les enjeux de souveraineté constituent parfois un frein à leur intégration à certains projets.

De plus en plus de startups se créent également, le plus souvent issues directement des laboratoires de recherche : citons par exemple Pasqal, Quandela (issue du C2N à l’université Paris-Saclay), Alice & Bob, Muquans, Veriqloud, ou Qubit Pharmaceuticals. Cette courroie de transmission de la recherche vers les applications industrielles a souvent été le point faible des initiatives françaises sur le plan technologique, mais le paysage évolue rapidement.

En France, le financement reste principalement public 

Concernant le financement, l’acteur majeur reste l’État, compte tenu de son poids dans la recherche et le développement. Le plan quantique prévoit la mobilisation d’1 Md€ de financement public sur 1,8 Md€ au total, le reste provenant de financements européens (notamment via la Quantum Flagship, doté d’1 Md€ sur 10 ans), mais surtout privés, par l'effet incitatif de la dépense publique. Les collectivités territoriales jouent également un rôle important, comme la Région Île-de-France, qui a investi 2,5 M€ sur 3 ans pour le PAck quantique et l’initiative Quantum Communication Infrastructure, et qui accueille l’un des deux ordinateurs quantiques financés par la Commission européenne.

Au-delà de ces mécanismes classiques de subventions, deux acteurs particuliers émergent, plus adaptés sans doute au financement de la "Deep Tech" (c’est-à-dire des technologies de rupture) : la Banque publique d’investissement (Bpifrance, filiale de la Caisse des dépôts) et le fond d’investissement Quantonation, le premier spécialisé dans le domaine du quantique au niveau européen. Le rôle de ces investisseurs est clé dans l’amorçage puis le passage à l’échelle des futures pépites de l’écosystème.

Tous ces acteurs (centres de recherche, grandes entreprises, start-ups, financeurs) sont répartis dans trois clusters géographiques principaux : Paris-Saclay, Paris et Grenoble. D’autres pôles d’excellence, souvent autour de laboratoires de recherche universitaires, émergent par ailleurs : les principaux sont aujourd’hui situés en Nouvelle-Aquitaine (le centre Naquidis a ouvert en mars 2021), à Toulouse, à Marseille, à Nice ou encore à Lyon.

Encourager la demande

Si l’offre technologique de cet écosystème permet déjà d’entreprendre des expérimentations, la demande, elle, semble en retrait : les grandes entreprises et les administrations ne sont qu’une poignée à avoir pris la mesure des enjeux de compétitivité associés aux technologies quantiques (malgré certains usages publics au ministère des Armées, au Grand équipement national de calcul intensif - GENCI - ou au CEA). Les dirigeants français se contentent en grande partie de suivre les avancées des grands leaders américains et chinois. Il est possible que la culture du risque, traditionnellement plus faible en France, soit en cause. 

Si l’offre technologique de cet écosystème permet déjà d’entreprendre des expérimentations, la demande, elle, semble en retrait.

Un risque de saupoudrage des investissements à maîtriser

Les montants d'investissement annoncés dans le plan quantique sont dans le même ordre de grandeur (en valeur absolue) que les investissements publics des États-Unis, du Royaume-Uni ou de l’Allemagne (les investissements chinois de 10 Md$ sur 10 ans annoncés en 2017 étant difficiles à vérifier). Ces montants ne tiennent néanmoins pas compte des investissements privés des grandes entreprises technologiques américaines ou chinoises.

Le plan national vient combler des faiblesses structurelles constatées au niveau européen : des investissements relativement faibles (1 Md€ sur 10 ans via le Quantum Flagship), trop étalés dans le temps, donc avec des montants trop bas pour financer les coûts fixes d’amorçage (à titre d’exemple, 5 à 10 millions d’euros sont considérés comme nécessaire pour se lancer dans la fabrication de qubits). Le plan français semble en revanche exposé à un risque analogue à celui rencontré par le Quantum Flagship, soit la dispersion des investissements sur de nombreuses entités et projets, avec une répartition qui respecte parfois autant le poids politique des structures que l’intérêt des projets. Par ailleurs, le plan français couvre tout le spectre technologique possible : calcul (1ère et 2ème génération), technologies habilitantes, cybersécurité, communications et métrologie. Si cette répartition est inévitable au stade de maturité de l’informatique quantique, il conviendra de la réinterroger au regard des avancées dans ces différents domaines. Le rôle du coordinateur national nommé en avril 2021 sera, à cet égard, décisif.

Mettre l’accent sur la recherche 

La disponibilité des compétences de pointe est aujourd’hui l’un des facteurs limitants les plus fréquemment cités par les observateurs. Le développement d’un écosystème de sachants sur les technologies quantiques est indispensable. Mais l’attractivité de la France sur la scène internationale est encore trop faible, et les instituts de recherche et grands industriels affirment avoir les plus grandes difficultés à attirer des talents étrangers de classe mondiale. 

La rémunération des chercheurs est un enjeu considérable, les salaires français étant peu compétitifs par rapport à d’autres pays. 

La rémunération des chercheurs est un enjeu considérable, les salaires français étant peu compétitifs par rapport à d’autres pays. Une étude de la Commission européenne en 2013 estimait que le salaire moyen d’un chercheur en France était de 37 % inférieur à la moyenne de l’OCDE. Si ce levier est identifié par l’État (en témoignent les annonces récentes de revalorisation par la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche), il est peu probable de trouver des solutions pleinement satisfaisantes dans un avenir proche.

En parallèle, le monde académique doit pouvoir développer les disciplines du quantique dans l’enseignement, par exemple en incluant des cours d’algorithmie quantique dans les cycles ingénieurs, comme recommandé par le rapport rédigé par la députée Paula Forteza fin 2019 (sur lequel le plan quantique de janvier 2021 s’appuie largement). 

Si les moyens déployés par le plan quantique semblent être à la hauteur des ambitions de la France dans la course vers le quantique, ces ressources doivent aujourd’hui permettre à l’écosystème déjà présent de croître. L’écosystème naissant ne sera performant que si les investissements publics sont maîtrisés, bien orientés et accompagnés par des investissements privés. 

 

 

Nous remercions tout particulièrement Elham Kashefi, directrice de recherche CNRS au laboratoire LIP6, pour sa patience lors de la relecture des textes que nous lui avons fait parvenir. Nous remercions également les personnes suivantes pour le temps qu'elles nous ont accordé dans le cadre de notre recherche.

  • Cyril Allouche, vice-président, directeur du programme R&D Quantum, Atos
  • Philippe Cordier, Research Program Director, Total
  • Bernard Giry, conseiller numérique, innovation et recherche, Région Île de France
  • David Gruson, directeur du programme Santé Jouve et fondateur d'Ethik-IA  
  • Bernard Ourghanlian, directeur Technique et Sécurité, Microsoft
  • Delphine Roma, VP Deep Tech Marketing & Strategy, Business Line Global Markets & Technology, Air Liquide
  • Jacqueline Tejeda, directeur Informatique France & Moyen Orient, Roche
  • Xavier Vasques, directeur du centre européen IBM Systems, IBM

 

 

Copyright : CHRISTOF STACHE / AFP

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