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27/06/2022

États-Unis-Chine : la fin du soft power ?

 États-Unis-Chine : la fin du soft power ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'Amérique ne fait plus rêver, en tout cas plus autant que par le passé, note Dominique Moïsi. La décision des juges de la Cour suprême sur l'avortement ou la tentative de coup d'État de Donald Trump, sont passées par là. Mais entre l'attitude belliqueuse et ouvertement hostile de la Russie vis-à-vis de l'Europe, et une Chine qui veut affirmer sa puissance avant tout, quel meilleur allié nous reste-t-il que les États-Unis ?

À l'heure de la guerre en Ukraine, des tensions en Mer de Chine et de la remise en cause du droit à l'avortement aux États-Unis, que reste-t-il de la notion de soft power ? Comment parler du pouvoir de convaincre, quand celui de contraindre devient de plus en plus la norme ? Et alors qu'il existe un tel décalage entre rhétorique et réalité du côté des États-Unis, et que le hard power semblerait presque être devenu un élément de soft power pour la Russie et la Chine ?

"Nous guiderons le monde, non par l'exemple de notre puissance, mais par la puissance de notre exemple", disait Joe Biden au lendemain de son élection. Mais de quelle exemplarité s'agit-il ? Celle de ces juges à la Cour Suprême qui par leur vote promettent un futur terrible aux femmes, mais aussi à tous ceux qui voulaient croire encore en une Amérique éclairée et libérale ? Celle de cet ex-président qui a préparé avec une audace et un cynisme absolu ce qui ne peut être décrit que comme une tentative de coup d'État ? La démocratie américaine a été sauvée sur le fil, par le courage de ces hommes et de ces femmes, le plus souvent Républicains, qui ont fait passer leur devoir et leur honneur avant leur fidélité à leur parti : des hommes et des femmes pour qui l'obéissance à la Constitution était un devoir sacré, de nature quasi religieuse.

L'Amérique fait moins rêver mais toujours réfléchir

Certes, en matière de hard power, l'Amérique demeure, et de loin, la première puissance militaire au monde. Son budget de défense est l'équivalent des budgets militaires des neuf pays qui dépensent le plus après elle en ce domaine. Son économie reste encore (pour combien de temps ?) la première au monde. L'Amérique fait moins rêver - et si elle était dans ce qu'elle a de moins libéral, une préfiguration de notre avenir ? Mais elle fait toujours réfléchir ceux qui prendraient le risque de s'attaquer directement à elle.

Si le soft power de l'Amérique n'est plus ce qu'il était, ses deux principaux rivaux, la Chine et la Russie, n'en ont pas bénéficié pour autant.

La Russie a délibérément sacrifié le peu de soft power qu'elle avait sur l'autel de la puissance la plus dure qui soit. Et la Chine, de manière délibérée ou non, semble en faire de même. La richesse, la croissance économique faisaient partie tout autant du soft que du hard power de la Chine. Depuis l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir, tel n'est plus vraiment le cas. Les dirigeants chinois semblaient s'inspirer de l'exemple de Guizot pour mobiliser leur population derrière eux.

"Enrichissez-vous" était leur corps de doctrine. En mettant l'accent sur l'objectif de contrôle politique avant celui d'enrichissement, à l'intérieur, et sur l'affirmation de sa puissance, à l'extérieur, la Chine a contribué au retour triomphal de la géopolitique et au relatif effacement de la géo-économie.

L'inspirateur de Xi Jinping : Joseph Staline

Tout se passe comme si l'inspirateur de Xi Jinping était devenu Joseph Staline : l'exercice du pouvoir le plus centralisé possible, qu'elle qu'en puisse être le coût économique. Mettre en danger la place financière de Hong Kong, mobiliser les énergies contre soi avec une politique toujours plus agressive sur la question de Taïwan : peu importe, l'essentiel est ailleurs. Et puis le moment n'est-il pas opportun ? L'Amérique est sur le déclin, l'Europe est au mieux chaotique. La Russie est peut-être un allié sur le point de s'affaiblir en Ukraine, mais dans sa chute elle concentre les efforts du monde occidental et détourne ainsi l'attention des ambitions chinoises.

Sur ce plan, le parallèle avec la guerre de Corée (1950-1953) est riche d'enseignement et ce pas seulement pour sa conclusion temporaire : la partition du pays. Au début de la guerre froide, l'URSS utilisait les soldats chinois pour avancer ses pions. Aujourd'hui, c'est presque l'inverse qui se produit. Tout se passe comme si la Chine utilisait l'armée russe pour faire progresser ses ambitions. Et ce au moment où des démographes vont jusqu'à affirmer que la population chinoise s'est déjà réduite de près de 120 millions au cours des dernières années. Le capitalisme d'État à la chinoise pouvait fonctionner tant qu'il existait un minimum d'équilibre entre les deux termes. À partir du moment où l'État contrôle tout, ce modèle improbable est condamné à terme par ses contradictions internes.

Réinvention du multilatéralisme

Une Amérique qui fait moins rêver et prêche des valeurs qu'elle pratique toujours moins, une Chine qui fait davantage peur, et sacrifie le soft power de la croissance au hard power de la puissance : de fait les deux premières puissances mondiales semblent aller toutes les deux, chacune à leur manière, dans la mauvaise direction.

À Washington comme à Pékin, à l'heure du réchauffement climatique, on devrait se concentrer d'abord sur ses problèmes internes, et contribuer ensemble à la réinvention du multilatéralisme. Ce n'est clairement pas la direction prise par la Chine. Et on peut se demander si les États-Unis, comme figés dans des oppositions toujours plus radicales, entre camps et à l'intérieur de chaque camp, sont capables de mettre en œuvre les objectifs que les meilleurs d'entre eux poursuivent.

Les deux premières puissances mondiales semblent aller toutes les deux, chacune à leur manière, dans la mauvaise direction.

Il est probable qu'en 2024 l'élection présidentielle aux États-Unis opposera deux figures nouvelles : Trump ne pouvant échapper à la justice et Biden à son âge. Mais sera-ce suffisant pour un nouveau départ ?

Le trop et le trop peu

Que signifient tous ces développements pour l'Europe ? Nous pouvons exprimer des doutes sur la garantie américaine, des critiques sur le caractère imprévisible d'une puissance qui alterne le trop et le trop peu dans sa relation avec le monde et choisit trop souvent le pire dans sa relation avec elle-même. Mais à l'heure où Poutine place son action dans les traces de Pierre le Grand, et où Xi Jinping semble fasciné par la personnalité de Staline, avons-nous d'autre choix que celui de nous tenir proches d'une Amérique qui - en dépit de ses excès et de ses limites - partage pour l'essentiel un socle de valeurs communes avec nous ?

Le soft power déclinant de l'Amérique ne nous menace pas, contrairement au hard power de la Russie et de la Chine.

 

Samuel Corum / AFP
 

Avec l’aimable contribution des Echos, publié le 26/06/2022

 

 

 

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