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10/03/2021

Digital Markets Act : entre concurrence et croissance, n’y a-t-il vraiment qu’un pas ?

Trois questions à Thomas Philippon

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Digital Markets Act : entre concurrence et croissance, n’y a-t-il vraiment qu’un pas ?
 Thomas Philippon
Professeur de finance Max L. Heine à l'Université de New York

À travers le Digital Markets Act, la Commission européenne entend légiférer le marché de la concurrence des acteurs numériques pour mettre fin aux abus de position dominante. Mais ce cadre européen favorise-t-il une Union européenne compétitive ? Thomas Philippon, professeur de finances à la New York University nous livre son point de vue. 

Avec le Digital Markets Act, l’Europe fait-elle cavalier seul ? 

Tout d’abord, il est important de ne pas prendre le Digital Markets Act isolément. Les mesures relatives à la modération des contenus du Digital Services Act (DSA) sont aussi liées au Digital Markets Act (DMA). En effet, force est de constater que Facebook a vraiment commencé à abuser de son utilisation des données le jour même où l’entreprise a évincé son dernier concurrent. 

Le DMA est intéressant sur trois aspects : tout d’abord, il est le résultat d’un exercice ambitieux, dont les contraintes économiques et politiques - notamment dans le domaine des compétences - ont été nombreuses. Malgré toutes ces contraintes, le DMA fait un pas dans la bonne direction. 

Ensuite, l’UE s’impose à nouveau (après le Règlement général sur la protection des données) de facto comme le régulateur mondial, c’est-à-dire le premier espace de production de normes. En effet, en discutant avec des policy makers en Asie ou en Amérique du Sud, tous admettent que Bruxelles est la première référence en matière de régulation pour la protection des données ou encore la concurrence. Dans ce contexte, le DMA vient renforcer cette autorité. 

L'UE s’impose à nouveau (après le Règlement général sur la protection des données) de facto comme le régulateur mondial.

Enfin, concernant les États-Unis, un élément positif se distingue : le mouvement de renforcement de la politique de concurrence - qui avait commencé sous la présidence Trump et qui semble vouloir se prolonger sous la présidence Biden - peut aujourd’hui ouvrir des perspectives de coopération. Les Américains ont affirmé leur volonté de potentiellement se rallier aux Européens.

En effet, il existe un consensus sur le diagnostic entre les États-Unis et l’UE mais pas encore sur les moyens. Pour les États-Unis, la réponse se concrétisera par moins de régulation mais davantage d’antitrust. Et cette divergence de réponse s’explique par la différence de question que chacun se pose au préalable : pour l’UE, il s’agit d’une question de réglementation et, pour les États-Unis, d’une question juridique. Les conséquences de ces deux situations sont aussi divergentes : l’antitrust est plus puissant mais plus difficile à contrôler, et la régulation est plus limitée. 

Le DMA va-t-il avoir un impact sur l’innovation européenne ? 

Les États-Unis ont toujours été performants dans le secteur numérique, et ont de ce fait un avantage comparatif industriel supérieur à l’Union européenne (UE). En investissant très tôt, les États-Unis se sont spécialisés dans la réalisation de produits innovants et surtout des produits qui génèrent de l’adhésion auprès de leurs consommateurs, une tendance que l’UE partage moins. Par ailleurs, deux autres grands avantages compétitifs américains sont à considérer : l’interaction permanente des universités américaines avec leurs écosystèmes d’innovation, et la structure de leur capital-risque. 

À travers sa capacité de négociation et de coopération, l’Union dispose d’un avantage unique : elle est experte en création de consensus. Union de 27 États-membres, l’UE doit prendre des décisions communes et acceptées par tous ses membres. La Commission européenne est en cela une institution unique dans le monde, et reste la référence de production de normes à l’échelle mondiale. La création de ces normes est un sujet essentiel. Aux États-Unis, des régulations innovantes ont du mal à émerger car les plateformes américaines ont noyauté les régulateurs et les politiques de régulation. En Europe, les institutions ont plus d’indépendance. C’est la raison pour laquelle l’UE est la seule capable d’établir des régulations plus agressives envers les plateformes. 

Avec cela en tête, le fait qu’aucun des grands acteurs numériques mondiaux ne soit européen pose question, mais la politique de concurrence a probablement un impact minimal sur ce problème. En effet, l’augmentation de la concurrence a surtout un impact direct sur le niveau de vie. Grâce à la concurrence dans le secteur des télécommunications, les ménages français épargnent par exemple 100 euros chaque mois sur leur facture télécom. Cela équivaut uniquement à une augmentation du pouvoir d’achat, et non à un taux de croissance du PIB. En théorie la concurrence peut engendrer un taux de croissance supérieur, cela reste encore à prouver dans la pratique en Europe. 

Existe-t-il un consensus entre les États-Unis et l’Union européenne pour prévenir les abus de position dominante provenant de l’utilisation de données multi-sectorielles ? 

Les données en tant que telles ne donnent pas du pouvoir de marché, c’est le contrôle d’un goulet d’étranglement induit par ces données qui donne le pouvoir de marché. C’est ainsi que l’on parle très justement de gatekeeper.

La transparence de ces pratiques est un vrai enjeu. Certains acteurs affirment avoir mis en place une séparation claire entre les données récupérées, par exemple sur la performance des vendeurs en ligne, et celles relatives à des marques privées qui souhaitent lancer un produit ou faire une campagne publicitaire. Ces données ne devraient pas être croisées. Or, en pratique c’est le cas. Ces acteurs ont des politiques officielles qui mentionnent que cela est interdit, mais en pratique il est très difficile de les vérifier.

Les données ne donnent pas du pouvoir de marché, c’est le contrôle d’un goulet d’étranglement induit par ces données qui [le] donne. 

Mais le numérique n’est pas le seul domaine dans lequel la question se pose. Les banques, par exemple, ont toujours eu des politiques officielles protégeant la circulation d’informations entre services, or il est probable que les échanges informels court-circuitent ces politiques officielles. Si hier nous pouvions très difficilement vérifier le respect de ces règles, aujourd’hui cela est peut être possible en auditant les algorithmes de Machine Learning et les bases de données sur lesquels ils sont entraînés. 

Peut-on alors contrôler ces algorithmes, et si oui comment ? Il y a deux écoles sur cette question: les optimistes vont se rallier au principe du contrôle du code, en affirmant qu’il est explicite et en suggérant qu’il ne porte aucune ambiguïté. Les pessimistes, eux, vont affirmer que, si l’on ne sait pas où chercher, on ne trouvera jamais. Un exemple frappant dans un domaine connexe est l’affaire SolarWinds et le scandale d’infiltration par les Russes dans les administrations américaines. Les attaquants ont utilisé une mise à jour du logiciel de SolarWinds pour s’y infiltrer et entrer dans les systèmes d’informations des agences américaines. Le malware est resté inaperçu de ces agences pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’il soit identifié par une entreprise de cybersécurité. Ici aussi se pose la question de la surveillance de systèmes opaques et complexes à auditer. 


Copyright : Chris Liverani on Unsplash

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