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23/08/2021

Ce que fera la Chine en Afghanistan sera révélateur de la nouvelle stratégie chinoise

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Ce que fera la Chine en Afghanistan sera révélateur de la nouvelle stratégie chinoise
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Le 28 juillet, la Chine a amplement publicisé des photos officielles du ministre des Affaires étrangères chinois accueillant une délégation talibane menée par Abdul Ghani Baradar, assis à l’endroit exact où, 48 heures plus tôt, Wang avait sermonné la vice-secrétaire d’État Wendy Sherman sur "les erreurs américaines". Pékin avait de toute évidence choisi le bon moment pour réévaluer ses relations avec les talibans et leur accorder une reconnaissance quasi-officielle. Seulement deux mois plus tôt, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois Hua Chunying avait, à la suite d’une attaque ayant tué plus de 50 écolières à Kaboul, réitéré l’opposition chinoise à "l’extrémisme violent", réaffirmé le soutien du pays au gouvernement afghan et pressé les États-Unis d’effectuer le retrait annoncé d’une "manière responsable". Un bon conseil, certes... 

Les talibans ont également effectué des visites officielles en Iran et en Russie depuis qu’ont débuté sous l’administration Trump les négociations de paix avec les États-Unis, puis depuis septembre 2020 avec le gouvernement afghan à Doha. L’Inde a choisi pour sa part de recevoir plutôt Abdullah Abdullah, le président du Conseil de réconciliation nationale. Ce n’est pas non plus la première fois que la Chine et les talibans se parlent - cela fait au moins dix ans que des think-tanks officieux chinois tels que le China Institutes of Contemporary International Relations (CICIR) se rendent dans les zones tribales dans le nord-ouest du Pakistan où les talibans se replient chaque hiver. Cependant, la rapidité et la visibilité de l’ajustement chinois dans sa politique envers l’Afghanistan posent la question de l’avenir de la stratégie afghane de Pékin. La question est cruciale à la fois en matière de stabilité régionale et pour la sécurité mondiale en termes de terrorisme. 

À ce stade, la stratégie chinoise contient nécessairement une part d’indécidable : en effet, les intentions elles-mêmes des talibans ainsi que leur degré de contrôle effectif sur l’Afghanistan sont encore inconnus. La Chine, elle-même experte en matière de promesses non tenues, ne peut clairement pas considérer comme acquis les engagements des dirigeants talibans. Elle les jugera sur leurs actes, comme elle a l’habitude de le faire. Les talibans ont à gérer d’autres groupes radicaux rivaux et sont eux-mêmes divisés en tribus et factions diverses. La Chine n’a pas plus d’influence directe sur cette situation que les autres puissances régionales, et même beaucoup moins que le Pakistan ou l’Iran. 

La Chine n’a pas plus d’influence directe sur cette situation que les autres puissances régionales.

Les réponses d’experts se répartissent donc en deux camps  : les Anciens et les Modernes. Les Anciens aiment à rappeler la géographie et l’histoire, tandis que les Modernes - avec lesquels l’auteur de ces lignes a tendance à s’identifier intuitivement - invoquent la nouvelle stratégie chinoise et son désir de rivaliser avec les États-Unis, sur le plan régional comme sur le plan mondial. 

Pour les Anciens, la Chine n’a pas de véritable frontière utile avec l’Afghanistan. Le corridor du Wakhan - et la majeure partie de la route du Karakorum qui la relie au Pakistan - sont un environnement défavorable. La Chine a consacré plus d’énergie à sceller ces frontières en stationnant des troupes dans leurs parties hautes, y compris au Tadjikistan voisin, et à en croire certains avec des patrouilles dans le corridor du Wakhan. Au delà, il y a l'historique peu flatteur des relations économiques entre la Chine et l’Afghanistan : une annonce grandiose en 2007, mais sans suite, au sujet de la mine de cuivre de Mes Aynak près de Kaboul ; des projets ferroviaires qui n’ont jamais vu le jour, et même, en 2020, un projet conjoint avec le gouvernement afghan visant à construire une route dans le corridor du Wakhan. Les investissements chinois et le commerce avec l’Afghanistan ont décliné après 2007 et n’ont recommencé à augmenter qu’il y a très peu de temps. Un important contrat d’exportation de pignons de pin a certes une valeur économique, mais non stratégique… Surtout, la Chine est réputée rechercher la stabilité avant tout et non pas prendre des risques. Historiquement, elle a souvent été lente - et parfois parmi les derniers pays - à prendre acte des changements de régime. Au Pakistan, elle craint les actions de factions terroristes radicales qui pourraient mettre en danger ses travailleurs et ses intérêts. Le Pakistan a dû s’engager à mettre en place un régiment spécial de 10 000 soldats dans le cadre de la construction du corridor économique entre les deux pays (China-Pakistan Economic Corridor, CPEC), qui doit mener jusqu’au port de Gwadar. 

Ces arguments impliquent que la Chine réagira avec prudence et sans activisme bilatéral, s’ajustant à ce que le ministère des Affaires étrangères chinois a appelé par euphémisme des "changements majeurs". On pourrait même affirmer qu’elle pourrait placer le terrorisme au rang des priorités partagées avec les États-Unis : Wang Yi a proposé le 16 août à Antony Blinken d’ouvrir un dialogue afin d’arriver à un "atterrissage en douceur" de l’Afghanistan, d’éviter une "guerre civile ou une crise humanitaire" et une "rechute qui ferait de nouveau du pays un foyer et un refuge pour des terroristes".

Certes, la Chine exploitera à des fins de propagande ce qu’elle appelle le "départ précipité" des Américains. Mais sa méfiance envers les talibans et sa crainte des répercussions régionales de leur prise de pouvoir l’inciteraient à s’en tenir à sa prudence habituelle. 

Cependant, les Modernes ont des arguments solides et fondés sur les évolutions récentes. Tout d’abord, à l’exception du Panshir, qui est totalement enclavé et où les États voisins ont pour priorité de verrouiller les frontières, les talibans contrôlent complètement le pays. Il ne peut y avoir d’autre intervention étrangère après l’échec occidental. La Chine de Xi a décidé d’entrer dans une phase de confrontation frontale avec les États-Unis et plus généralement avec les démocraties occidentales - elle n’a plus peur de découpler son économie, ni de tester la détermination américaine sur plusieurs sujets. La Chine pratique ouvertement ce qu’Henry Kissinger appelait le strategic linkage entre les sujets de négociation : ainsi, Wang Yi répète au sujet de l’Afghanistan ce qu’un porte-parole du ministère des Affaires étrangères avait dit en janvier 2021 au sujet de la crise climatique, à savoir que les États-Unis ne peuvent s’attendre à de la coopération alors qu’ils "font tout pour contenir et réprimer la Chine".

La Chine, avec ses agissements sans merci au Xinjiang et sa politique de zéro réfugié, a bien moins à craindre du terrorisme que l’Occident. En ce qui concerne les talibans, à qui Huawei vendait un réseau de fibre optique avant les attentats du 11 septembre, la meilleure politique n’est-elle pas, comme le prône plus généralement Xi Jinping, de créer une dépendance par des moyens économiques ?

Avec un gouvernement unitaire, l’Afghanistan redevient un carrefour.

Toute politique occidentale de sanctions ou d’isolement accroîtra cette dépendance - comme cela a été le cas avec l’Iran. Les hésitations chinoises à mettre en œuvre des investissements en Afghanistan, sa peur justifiée pour ses intérêts au Pakistan, ne se fondent pas sur une hostilité directe envers la Chine de la part de radicaux, mais sur le risque d’être pris en otages entre des extrémistes et leurs ennemis locaux. Cette crainte passera au second plan si les talibans sont en contrôle effectif de la situation. 

Si on regarde la carte, on s’aperçoit que le contrôle des frontières par les talibans - qui est crucial afin d’empêcher le soutien étranger à des opposants - ainsi que leurs liens économiques dépendent de trois États qui ont de bonnes relations avec la Chine : le Pakistan, l’Iran et le Tadjikistan. Les échanges commerciaux majeurs ne se feront pas via le Karakorum, mais par la mer (Gwadar et/ou Chabahar) ou par une future liaison ferroviaire, facile à construire, traversant le Tadjikistan. Avec un gouvernement unitaire, l’Afghanistan redevient un carrefour. Ses autres voisins, tout comme la Chine, ont besoin de stabilité et de prévenir tout terrorisme les visant directement. Le Pakistan et l’Iran acquièrent tous deux plus d’importance auprès de la Chine s’ils aident à préserver les intérêts économiques chinois en Afghanistan. Le Pakistan a ses propres raisons de craindre que les talibans ne s'émancipent des liens avec leurs parrains de l’ISI, les services secrets pakistanais. 

On voit donc aujourd’hui un alignement potentiel des intérêts régionaux qui pousse la Chine dans le sens d’une politique plus active à l’égard de l’Afghanistan. Elle n’a par contre guère d’intérêt prioritaire à contenir, ou même à décourager des attaques terroristes en Occident, y compris bien sûr en Europe, sa "rivale systémique". 

Bien sûr, ce qui précède ne vaut plus si les talibans devaient agir comme le scorpion de la fable : celui-ci traverse une rivière sur le dos d’une grenouille mais, suivant sa pente naturelle, ne peut s’empêcher de la piquer et ainsi de couler avec elle. Il est difficile aussi de juger de la capacité des talibans à éviter une explosion des rivalités - ce que Joe Biden, avec une confiance excessive, prédisait le 8 juillet : "jamais dans son histoire l’Afghanistan n’a été un pays uni. Jamais dans son histoire". Ces facteurs peuvent obliger la Chine à placer le curseur différemment dans sa politique afghane.

 

Copyright : Nicolas ASFOURI / AFP

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